Premier bilan provisoire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : une Europe qui a changé en 5 jours

A l’aube du jeudi 24 février 2022, Vladimir Poutine s’est adressé aux Russes à la télévision, dans un entretien enregistré pour justifier d’une « opération militaire spéciale » en Ukraine.  

Juste après son intervention, l’Armée russe attaquait l’Ukraine toute entière et pas seulement les territoires orientaux de l’Ukraine contestés entre les séparatistes du Donbass et le pouvoir de Kiev. 

Malgré les avertissements récurrents du renseignement américain qui avait prévu une opération de grande ampleur en Ukraine depuis des mois, la sidération s’est emparée de la plupart des observateurs internationaux notamment européens, aux aurores du jeudi 24 février. 

 Car pour la première fois depuis 1945, nous assistons en Europe à des scènes de guerre véritables, et non à des conflits asymétriques style guérillas, avec des batailles de chars et des combats aériens, inédits depuis la seconde guerre mondiale 

Siàl’heure où nous écrivons, il est impossible de savoir l’ampleur des pertes de chaque côté, notamment du fait du silence côté russe, les carcasses calcinées de véhicules blindés et autres images de destructions en milieu urbain prouvent l’existence d’affrontements intenses, qui ont entraîné des pertes humaines et en matériel conséquentes en seulement cinq jours de combats.

I.    Sur le plan purement opérationnel en Ukraine

Certes l’Armée russe dispose d’une nette supériorité et devrait défaire prochainement l’armée régulière ukrainienne ; cependant la “Blitzkrieg" initiée par Poutine n’est sûrement pas aussi rapide que prévu et Kiev n’est toujours pas aux mains des forces russes au début du 5e jour de l’offensive généralisée sur l’Ukraine. 

Sur le plan de la guerre informationnelle, le président ukrainien a gagné la bataille de l’image, muni de son seul courage et son smartphone. Alors que les vidéos préenregistrées de Poutine, dans lesquelles ce dernier est entouré de séides qui semblent apeurés sentent la naphtaline et la guerre froide.

Il faut dire que le Président Zelensky, ancienne star de la télévision ukrainienne, a su parfaitement communiquer et se rendre sympathique. De plus, en refusant d’être exfiltré par les services américains lors de la première approche des troupes russes de la capitale ukrainienne, il s’est forgé une image de héros, auprès de la quasi-totalité des Ukrainiens. 

Si les forces russes peuvent espérer vaincre rapidement l’armée ukrainienne appuyées par l’artillerie et surtout l’aviation, l’occupation effective du terrain sera compliquée ; l’Ukraine avec sa superficie de plus de 603 000 km² et une population estimée à 45 millions d’habitants nécessiterait beaucoup plus que les 200.000 hommes dont disposent actuellement les Forces russes. 

Certes la Russie revendique la supériorité aérienne à l’aube du cinquième jour dans le ciel ukrainien et la victoire contre l’armée régulière ukrainienne semble acquise (sauf si une aide massive européenne arrive en temps et en heure ?), mais ces effectifs militaires seront totalement insuffisants pour tenir le pays. 

On peut penser que Poutine voulait initialement juste installer un régime fantocheàKiev (Kyiv) mais l’autocrate russe est en train de plonger l’Europe et le monde dans une conflictualitéinédite, dont les conséquences politiques, économiques et militaires vont être majeures pour les Européens, sans qu’elles puissent être appréhendées dans leur entièreté.

I.    Les conséquences difficilement prévisibles du conflit

Il est impossible à cet instant de mesurer toutes les implications que va avoir le conflit ukrainien tant sur le terrain politique, diplomatique et économique.

Quand bien même l’armée et le régime ukrainiens s’effondreraient, on peut parier qu’une résistance ukrainienne va se mettre en place notamment dans la partie occidentale du pays. Et ces mouvements de résistance seraient certainement équipés par des puissances occidentales, qui fournissaient des armes portatives anti-char et anti-aériennes manipulables par de simples fantassins. 

La livraison aux moudjahidines afghans de missiles Stinger en 1986 a entraîné une perte d’aéronefs importante pour l’URSS.

 Une telle perspective pourrait déboucher sur un conflit lancinant qui pourrait ruiner rapidement l’économie russe. 

L’invasion russe a exacerbé un sentiment national ukrainien qui a toujours été fort dans cette contrée. Staline avait d’ailleurs dû écraser la paysannerie ukrainienne rétive à la collectivisation des terres en provoquant une gigantesque famine (Holodomor) qui a fait des millions de morts dans les années trente. 

Le risque d’avoir une armée de partisans menant des actions de guérilla contre les forces d’occupation russes, voire biélorusses, paraît extrêmement probable. Les Nazis durant l’attaque de l’Union soviétique le 22 juin 1941 étaient confrontés à une masse de partisans qui harcelait la Wehrmacht sur ses arrières. 

Poutine qui a toujours cultivé une image d’homme viril ne peut se permettre de passer pour un président faible, enlisé dans un conflit coûteux dont sa population pourrait vite se lasser : le risque d’incompréhension causée par la perte de recrues engagées contre un « peuple frère » pourrait toucher rapidement l’opinion russe. Bien que les Russes aient pu démontrer par le passé une extrême résilience lors de la Grande guerre patriotique face aux Nazis, la mise au pas des Ukrainiens pourrait, si celle-ci ne se produit pas promptement, faire surgir une hostilité très importante de l’opinion russe contre le Kremlin et son aventure militaire en Ukraine. De surcroît les sanctions économiques à l’encontre de la Russie vont rapidement écorner le pouvoir d’achat d’une partie de la population, notamment celle qui a des échanges économiques avec l’Occident.

Mais un Poutine perdant la face en Ukraine ne pourrait-il pas être encore plus dangereux ?

 Poutine a construit son image d’un homme invincible, qui fait tous types de sports en toutes saisons par tous temps. C’est d’ailleurs cette image d’homme qui ne transige pas et qui est capable de « buter les terroristes jusque dans les chiottes[1] » qui plaît à une sorte « d’internationale » nationaliste de différents pays, notamment en France. 

 Comment Vladimir Poutine réagirait à un affront en Ukraine ? Et c’est là qu’il existe une perspective inquiétante. En cas de défaite cinglante, la réaction d’un Poutine humilié est-elle prévisible ? Le rappel par Poutine que la Russie dispose de la force de dissuasion nucléaire la plus importante au monde peut nourrir des inquiétudes.

 A l’inverse, une victoire de l’Armée russe à l’instar de la Wehrmacht en Pologne en 1939 et qui installerait un régime vassal ne serait-elle pas le début d’une phase expansionniste de la Russie de Poutine sur toute l’Europe orientale, celle qui faisait partie du bloc soviétique ? Qui peut être certain que Poutine se contenterait de l’Ukraine en cas de victoire rapide de son armée ? L’OTAN est une protection théorique suffisante et son article 5 prévoit qu’une agression contre un membre est réputée être une attaque contre l’ensemble des parties contractantes au Traité Atlantique. Pour autant, la mise en œuvre d’un traité n’est jamais automatique et nécessite une certaine détermination de la part de ses membres. 

Cependant, on peut penser que la réaction des Européens et leur détermination durant les premiers jours d’invasion de l’Ukraine devraient rebuter Poutine à entreprendre une action contre un pays membre de l’OTAN,

voire contre la Suède et la Finlande non membres ; Poutine avait peut-être sous-estimé la mobilisation européenne énorme suscitée par sa campagne d’Ukraine.

Comme dans les grandes heures de la guerre froide, le sabre d’un conflit généralisé et non uniquement conventionnel, semble être de nouveau une menace à prendre en compte. Comme nos aînés, il va falloir vivre avec cette menace que l’on croyait révolue.

I.    Le changement de paradigmes des politiques européennes 

Le choc des images de la guerre véritable sur le sol européen que l’on pensait faire partie de l’histoire va marquer la conscience du citoyen européen et le sortir de sa tour d’ivoire. 

La théorie de la fin de l’Histoire professée par l’universitaire américain Fukuyama lors de l’effondrement du bloc soviétique il y a un peu plus de trente ans avait convaincu une bonne partie des Européens que la démocratie libérale était acquise en Europe et qu’elle allait s’étendre spontanément en Europe de l’Est, grâce à l’extension des échanges économiques et de l’économie de marché 

Le célèbre aphorisme de Pascal « Si la force sans la justice est tyrannique », n’avait été assimilé qu’en partie et beaucoup avaient oublié en revanche la seconde partie que “la justice sans la force est impuissante ».

L’illusion d’une Europe vue comme un foyer douillet, un cocon inexpugnable àl’abri de toute menace est certainement en train de s’effondrer dans la conscience du citoyen européen. La démocratie libérale n’est pas la fin de l’histoire et la perpétuer demeure un combat incessant et non plus un acquis définitif. 

La réalité du conflit en Ukraine, ajoutée à la crise sanitaire due à la pandémie de Covid 19, va certainement entraîner un profond changement paradigmatique. 

Un premier tabou est tombé du côté allemand. 

Le chef de l’Armée de terre allemande a confessé sur les réseaux sociaux que son armée n’avait pas les moyens de faire une guerre de haute intensité et qu’elle était réduite à l’os. Peu après ces déclarations étonnantes pour un haut gradé, le 27 février, l’Allemagne a décidé d'allouer  une budget de 100 milliards d'euros aux dépenses militaires dans son budget 2022, ce qui constitue le double du budget de 2021[2].

C’est une véritable révolution copernicienne du côté allemand qui avait réduit son armée à la portion congrue depuis la défaite de la Seconde guerre mondiale. 

Un autre tabou allemand est tombé après l’annonce de la fourniture d’armes létales à l’Armée Ukrainienne avec la livraison de 1.400 lance-roquettes antichar, de 500 missiles sol-air Stinger[3]

Les Allemands, qui n’ont pas l’arme nucléaire, et dont les frontières orientales sont proches de l’Ukraine, sont véritablement choqués par les combats en Ukraine. La manifestation à Berlin d’hier dimanche 27 février contre la guerre qui devait réunir 20.000 personnes, a finalement vu une foule de plus de 100.000 personnes défiler. 

De surcroît, le choix de l’Allemagne de sortir du nucléaire et d’avoir par conséquent privilégié le gaz russe semble désormais perçu comme une erreur stratégique. 

Si le bilan carbone de la sortie du nucléaire n’est pas convaincant du fait de la réouverture de centrales à charbon bien plus polluantes, la dépendance extrême de l’industrie allemande au gaz russe devient vraiment problématique en matière de souveraineté. Les Allemands ont été très réticents initialement à prendre des sanctions économiques et notamment à débrancher le secteur financier russe du système SWIFT car la fermeture du robinet de gaz russe pourrait mettre au chômage partiel l’usine allemande. 

Mais en Allemagne plus qu’ailleurs, les faits peuvent infléchir les politiques davantage que les partis politiques et il est très probable que sur le terrain de l’énergie également, Berlin change sa politique à 180 degrés. 

  En ce qui concerne l’Armée Française, considérée comme la plus grande armée d’Europe occidentale, elle serait en difficulté en cas d’affrontements de haute intensité : c’est la conclusion d’un rapport rendu public juste avant l’invasion de l’Ukraine et remis à l’Assemblée le 23 février dernier[4].

Dans une guerre moderne, la supérioritéaérienne est fondamentale. Or comme il est précisé dans le rapport susvisé, la France «dans un conflit de haute intensité, avec un taux d'attrition

proche de celui des Malouines en 1982 (8 %), l'Armée de l'air n'aurait plus d'avions en dix jours et vraisemblablement plus de missiles au bout de deux jours[5] ».

De surcroît, à l’effort quantitatif, l’Armée française doit également s’approprier les nouvelles technologies comme les calculateurs quantiques, l'intelligence artificielle, la maîtrise de missiles hypersoniques, technologie dans laquelle les Chinois et les Russes font des essais.

Plus généralement , un effort doit être fait pour développer davantage une véritable force spatiale. 

L’Armée française, bien qu’elle ait un budget supérieur aux 2% recommandés par le traité OTAN, n’en demeure pas moins une armée peu adaptée pour affronter dans la durée une autre armée de son envergure. 

***

Plus généralement, Poutine a fait naître, en quelques jours seulement et malgré lui, un sentiment européen fort d’unité et de solidarité entre les peuples européens qui vivent dans la démocratie libérale et les Ukrainiens qui aspirent également à cette liberté.

Le soutien à l’Ukraine des nations Européennes se coordonne et semble devenir massif. Les Européens réagissent avec vigueur à une agression jugée d’un autre temps. 

L’Union Européenne ne semble pas en reste et est mobilisée activement contre la menace russe qui pèse sur le continent. 

On peut espérer que la situation grave dans laquelle se trouve l’Ukraine et l’agression qu’elle subit, fassent enfin naître une vraie Europe de la défense, véritable serpent de mer depuis des décennies et qui n’a jamais abouti à des choses tangibles. 

Si les Américains dominent l’OTAN , c’est moins par volonté hégémonique de l’Oncle Sam que par refus des Européens de prendre à bras le corps la question de leur défense.

L’agressivité de Vladimir Poutine peut être la bonne occasion pour passer du concept à l’action en matière de défense européenne.

[1] Phrase prononcée par Vladimir POUTINE en 1999

[2] Budget qui s'est élevé à 47 milliards d'euros soit aux alentours de 1,5% du PIB.

[3] Le Figaro, « L'Allemagne brise un tabou en livrant des armes à l'Ukraine Publié le 26/02/2022 »

[4] « Pourquoi l'armée française ne serait pas préparée pour une guerre comme en Ukraine », Les Echos du 25.02.2022, Br. Trévidic

[5] Op.cit.