Éditorial - Initiative Europe Puissance - L'Europe sur le chemin de Damas

 

Pour une nouvelle anthropologie du récit européen 

L’anthropologie première du récit européen entend l’homme sous le prisme de ses droits et conçoit les relations sociales selon les lois du marché. L’homme émancipé dans la pax mercatoria. Or, le politique ne s’est pas effacé face à l’économie, comme l’a vécue l’Europe traversée par de multiples et récentes crises existentielles : crise migratoire, Brexit, pandémie COVID, invasion russe de l’Ukraine. Il est ainsi temps d’approfondir le récit européen d’une anthropologie à l’identité plus ancrée avec une puissance plus affirmée. Une souveraineté assumée mais toujours au service d’un monde ouvert et responsable. 

 

Alors que le Conseil européen se réunit à Versailles le 10 et 11 mars 2022 pour façonner une autonomie stratégique de défense européenne, le récit européen, rattrapé par le tragique de l’Histoire, doit (et semble) emprunter le chemin de Damas.

Le récit européen originel, marqué par les lois du marché et les droits de l’homme, … 

L’histoire de la construction européenne naît du désir de paix continentale. L’élan fédérateur de Victor HUGO au Congrès de la paix de Lausanne (1849) a trouvé sa traduction après la violence et les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. La promesse de paix entre Etats-membres, portée par la déclaration SCHUMAN du 09 mai 1950, est une réalité continue depuis.

Le vecteur pensé dès les fondateurs pour l’assurance de la paix européenne est l’intégration économique. Créer une union par le droit pour le marché commun. Le “doux commerce” selon MONTESQUIEU. En ce sens, la définition d’un droit communautaire, caractérisée jurisprudentiellement par la primauté de celui-ci sur les droits nationaux dans le cadre des compétences de l’Union européenne (UE) [CJCE 1964 Costa c. ENEL], est logique. En effet, raisonnons par l’absurde. Si on suppose l’inexistence de la primauté, un Etat membre peut introduire une mesure propre, introduisant une discrimination objective, ce qui porte atteinte au principe même du marché commun et de ses quatre libertés constitutives.

Or, l’UE est aujourd’hui fondé sur deux principes qui sont, a minima, incomplets : les lois du marché et les droits de l’homme. Une doctrine néo-libérale sur l’économie, notamment avec le principe de concurrence absolu, associé à la consécration des droits fondamentaux, notamment avec l’intégration de la Charte des droits fondamentaux de l’UE porté au même rang juridique que les traités européens en 2007. Or, cela s’inscrit de plus en plus dans une logique de “catéchisme multiculturel” (Jean-Eric SCHOETTL), incarné notamment par le récent manuel de bien-pensance malvenu de la commissaire maltaise à l’égalité Helena DALLI. La  promesse de Francis FUKUYAMA a été rattrapé par les alertes d’Alexandre SOLJENITSYNE. 

… s’est heurté à de multiples crises récentes. 

limites extérieures. Le monde pensé - et au combien souhaitable - par le récit européen originel se fonde sur un monde où l’économie aurait apaisé toutes les conflictualités. Or, le retour du protectionnisme économique se déploie, avec des mesures de politique industrielle forte d’autres Etats au moyen d’aides publiques conséquentes, alors que l’UE imposait toujours une stricte concurrence à ses entreprises, tuant des champions européens dans l’oeuf, comme Alstom-Siemens. Si le principe de concurrence est la garantie des meilleurs prix et qualité pour le consommateur (on lira avec profit notamment les travaux de Thomas PHILIPPON), la naïveté et l’impuissance face aux doctrines concurrentes ont longuement été de mise. Mais le “retour du tragique” le plus violent est bien entendu l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir POUTINE. L’Europe pâtit des dividendes du désarmement pour la paix (Thomas GOMART), alors que certains se reposent sur le parapluie otanien dont on ne peut être (et de moins en moins) certain de sa concrétude. Une véritable “paix désarmante” (Chantal DELSOL). La pax mercatoria est trop belle. 

Le récit européen s’est plus profondément heurté à des crises internes. Double crise, d’identité et de solidarité. S’agissant de l’identité, l’UE a choisi de négliger ses racines pour vanter les droits de l’homme, ce qui a heurté des pays dont le référentiel culturel n’est pas celui-là, nations surtout orientales qui ont vécu sous le joug totalitaire des décennies durant et qui perçoivent l’UE comme un nouvel impérialisme (modulo les aides financières). C’est notamment ce qu’a décrit Ivan KRASTEV dans Le destin de l’Europe. Ce refus d’identité et de respect des Etats, défendu par l’article 4 du traité sur l’UE (TUE), a pu ainsi motivé le Brexit. S’agissant de la solidarité, les premières heures de la crise sanitaire, marqué par le retour des frontières intérieures et de refus d’exportations de matériel médical au sein même de l’UE par certains Etats, et plus longuement les migrations de 2005, avec le règlement Dublin et des attitudes non-coopératives qui ont laissé l’Italie et la Grèce bien seules, au prix de partis europhobes, ont montré les fragilités d’une Union qui pourtant se veut “sans cesse plus étroite entre les peuples” (Préambule TUE).

Le nouveau récit européen doit se réconcilier avec les notions d’identité et de puissance … 

L’Union européenne doit se donner une identité. Mais gare préalablement à un double piège: se donner une identité, c’est se définir pour dialoguer avec les autres peuples, se comprendre et dépasser les clivages, ce n’est pas l’identitarisme, récit de l’extrême-droite mêlée de fermeture et de supériorité vis-à-vis de l’autre. Ce premier piège, celui des nationalistes, est accompagné d’un deuxième, celui de la gauche, qui blâme celui qui parle d’identité d’identitarisme. Pourtant, il existe une anthropologie européenne ancrée dans le temps et notre inconscient : une vision de l’homme, un référentiel culturel, social, urbanistique, spirituel, qui se fondent sur ses racines gréco-romaines, puis chrétiennes et humanistes. Jean MONNET avait si raison lorsqu’il avait déclaré “si [l’Europe] était à refaire, je commencerais par la culture”. Une des plus belles réussites européenne est Erasmus. Un livre sorti récemment, Le Grand Tour (Olivier GUEZ, Grasset), fait dialoguer des écrivains, un par Etat-membre, pour leur demander leur vision de l’histoire et de la culture européennes. Comment ne pas mieux incarner une entité que par la défense d’une culture commune! Par la réaffirmation de notre anthropologie européenne, nous pourrons lier tous les européens, en épousant leurs histoires pour avancer ensemble, sans brusquer mais sans renier. 

L’Union européenne doit désormais aussi affirmer sa puissance. Puissance défensive, par le hard power d’abord. Le souhait de la France, incarné notamment depuis dix ans par Jean-Yves LE DRIAN comme ministre de la Défense puis des Affaires étrangères, est de concrétiser cette “autonomie stratégique européenne”. Les initiatives existent en ce domaine mais demeurent rares, comme le système de combat aérien du futur (SCAF) et des opérations Artémis ou Atalante. Le motif d’espoir vient du retournement de l’Allemagne, qui a rompu sa doctrine militaire par la voix du nouveau chancelier Olaf SCHOLTZ le 27 février 2022 à l’occasion de la crise ukrainienne. Puissance défensive aussi par l’économie. La politique industrielle européenne se veut plus innovante, ambitieuse et moins naïve, en dérogeant au droit des aides d’Etat avec les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) sur l’hydrogène et les batteries électriques. Le marché européen, premier du monde, a le poids de peser pour des normes plus éco- et socio-responsables. Pour citer Frédéric ENCEL (Les voies de la puissance), “prétendre que l’UE n’aurait pas les moyens de devenir une [voire la] grande puissance globale relève simplement du contre-sens […]. Au fond, il conviendrait d’inverser la question et se demander plutôt ce qui manque à l’UE pour incarner une puissance globale, si ce n’est la volonté!”.

… ce qu’il s’agira de réaliser par le truchement de réformes systémiques fortes. 

Le chemin de Damas qu’emprunte l’Allemagne rend possible les impulsions motrices françaises (comme souvent dans l’histoire de l’UE), impulsions que nous soutenons au Cercle Orion. 

Le récit européen doit veiller à associer aux lois du marché et aux droits de l’homme une identité commune et une puissance affirmée. Dialoguer sans naïveté entre nations. L’Europe a vécu, en moins de dix ans, de vives crises existentielles : crises migratoire, Brexit, crise sanitaire et économique, invasion russe de l’Ukraine. Depuis deux ans, l’UE se montre solidaire. OEuvrons pour qu’elle soit la puissance modérée mais sans être modérée dans sa puissance ! Entendons l’appel récent de Nicole GNOSETTO : l’Europe, changer … ou périr

L’euro, symbole de notre intégration et puissance monétaires, reflète le refus de l’identité par Bruxelles : le refus de figures européennes au profit de pièces aux motifs nationaux, et de billets avec des ponts artificiels. Beau message, mais une incarnation européenne est nécessaire : un projet en ce sens est, salutairement, à l’étude ! 


Nos recommandations pour un récit européen plus fédérateur et puissant 

Pour affirmer une identité européenne :

Généraliser Erasmus à toutes les filières de formation Incarner la culture européenne dans nos symboles (euro) Consacrer et promouvoir l’identité historique de l’Europe, greco-romaine, chrétienne et humaniste 

Pour affirmer une puissance européenne :

Créer une autonomie industrielle sur des biens stratégiques avec préférence européenne à l’achat Instaurer un procureur commercial européen pour sanctionner les mesures anticoncurrentielles étrangères