Quelle diplomatie française face à la Russie ?

« Nos gouvernants n’ignorent pas les graves dérives du système Poutine. Ils ont pourtant choisi d’accorder le bénéfice du doute aux clans qui tiennent le pays »[1]. S’esquisse ici un des fondements de la diplomatie française à l’égard de la Russie : une volonté de confiance. Une volonté, parfois à toute épreuve, qui fait raisonner actions et discours de nos dirigeants politiques et de notre appareil diplomatique. En effet, a contrario du postulat américain, la Russie ne peut être caractérisée, et à raison, comme une menace directe aux intérêts propres à la France. Dans le même temps, la Fédération Russe, outre discours de circonstances, ne peut être considérée comme un partenaire résolument prioritaire mais fondamentalement particulier. Particulier du fait des rapports économiques, sécuritaires et politiques que nous entretenons à son égard. Le particularisme de notre politique s’explique par ailleurs en raison de la situation géographique que la Russie entretient en Europe. A cheval entre l’Europe et l’Asie, ponctuellement prise d’intérêts pour le Moyen-Orient, la Russie raconte une histoire géopolitique jalonnée pour certain d’une « phobie de l’encerclement ». Cette dernière s’exprime ainsi au travers de débordements successifs de sa part, motivés par des volontés ethnoculturelles, sécuritaires et économiques. Des crises géorgiennes à ukrainiennes, la Russie s’impose donc dans l’espace diplomatique comme une perpétuelle source d’instabilité pour certains et, à fortiori, un sujet diplomatique central au sein des affaires méditerranéennes, européennes et transatlantiques. Quelles réponses apporter à une telle situation ? Quels cadres d’action privilégier ? Quels partenaires impliquer ou non dans un tel processus ? 

Comment pouvons-nous donc esquisser, aux vues de l’actuelle situation en Ukraine, une diplomatie française et, à plus forte raison, européenne ? 

Nous verrons ainsi comment l’exemple ukrainien traduit une vision stratégique russe historiquement ancrée, entraînant l’instabilité d’acteurs européens et transatlantiques nécessitant une réponse de la part de la France et de ses partenaires. 

L’actuelle crise en Ukraine est la résultante de bouleversements politiques internes entre révolution et défiance face au pouvoir central. Elle s’imbrique dans le même temps, du fait de son histoire et de sa situation géographique, au sein de l’équation stratégique Russe dans la région. Ainsi, depuis 2014, la Russie n’a cessé à multiples reprises d’affirmer son ascendant sur le pays au travers de multiples incursions de la Crimée au Donbass et de cyberattaques à l’encontre de l’appareil ukrainien. Les récentes évolutions démontrent néanmoins une rapide escalade des tensions entre les deux partis au conflit. Si en date du 10 Janvier 2022 nous avons pu assister à la tenue d’un sommet présidentiel russo-américain à Genève et d’une rencontre Russie-OTAN quelques jours après, les discussions n’ont dans les faits aboutis à aucun résultat probant. Une semaine plus tard, la Biélorussie annonce la tenue en Février d’un exercice conjoint avec la Russie sur son territoire marquant le début d’une politique offensive dans la région. En réponse, les Etats-Unis dévoilent une aide militaire de 200 millions de dollars à l’attention de l’Ukraine[2]. Dans le même temps, au regard de discours de plus en plus tendus entre l’Ukraine et son voisin Russe, le président Emmanuel Macron affiche une rencontre début Février à Moscou auprès de Vladimir Poutine. Cette rencontre, peu salué à la fois par la classe politique française et l’administration américaine, s’est résolument teinté d’une demie teinte d’échec entre promesse de dialogue et poursuite d’activités militaires de la part de la Russie. Ainsi, à la suite de bombardements dans l’Est de l’Ukraine en date du 18 Février 2022, la Fédération Russe a reconnu l’indépendance des séparatistes ukrainiens et signée, dans la foulée, des accords « d’amitié et d’entraide » à l’attention des Républiques de Donetsk et Louhansk. Dans le même cadre, Vladimir Poutine a exhorté l’armée russe (à la suite d’un conseil de sécurité retransmis en grandes pompes) à « maintenir la paix » au sein de ces territoires. Dans le même temps, les Etats occidentaux ont annoncé une série de mesures restrictives visant à sanctionner économiquement la Russie. Cette escalade des tensions s’inscrit, plus largement, au sein d’une stratégie sécuritaire globale de la part de la Russie historiquement ancrée dans la région.

En effet, « la Russie espère susciter la crainte d’une confrontation militaire en Europe »[3]. Rappelons en perspective que le fait militaire Russe, tant que son histoire, reposent essentiellement sur un « culte du militarisme ». Ainsi, l’effort de Vladimir Poutine consiste à renouveler un « pari sur l’histoire »[4] dans l’objectif d’imposer des repères et thématiques fédérateurs. Entre valorisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et de l’effort militaire Russe dans le monde à l’époque moderne[5], apparaît un certain nombre d’éléments facilement mobilisables à l’attention du public russe. Ces éléments permettent d’entretenir l’image d’une Russie en perpétuelle confrontation avec « l’Occident collectif » : constituante des politiques militaires et diplomatiques de la Russie. Si une majorité de l’opinion russe (62% au printemps 2021 et 56% en Décembre 2021) craint la possibilité d’une « grande guerre », nous pouvons observer que la moitié de la population accuse l’OTAN et les Etats-Unis comme responsable des escalades actuelles[6]. Par ailleurs, au regard de la prise de pouvoir de Vladimir Poutine, ce dernier hérite d’une crise matérielle et morale du pays à l’égard de ses élites et n’a cessé de contribuer à alimenter le désir des forces russes de reconstruire une armée forte. Là où l’époque soviétique centralisait les efforts diplomatiques sous l’égide du Kremlin, aujourd’hui, acteurs privés, officiels ou officieux conjuguent leurs efforts sur la scène internationale[7]. Dans le même temps, si la diplomatie occidentale est comprise comme un processus de compréhension et/ou d’incitation[8], la culture stratégique russe emploie « la force et la diplomatie […] procèdent d’un même mouvement et peuvent être déployées en tandem »[9]. Empreinte d’un passé tsariste et soviétique, la marque russe procède de pratiques et d’habitudes caractérisées par une compréhension « négative » d’un point de vue occidental. La diplomatie que nous observons consiste à maintenir une influence sans pour autant résoudre les racines d’hypothétiques hostilités. La fin des tensions n’apparaît donc plus, aux vues de cette grille d’analyse, comme une fin en soi. La diplomatie russe n’est donc efficace que si elle s’accompagne d’une menace crédible. Ainsi, une diplomatie agressive doublée d’une constante militarisation de son espace abouti inévitablement à une légitimation de l’usage, possible, de la force. Cette situation produit automatiquement des tensions au sein des espaces méditerranéens, européens et transatlantiques.

« L’annexion de la Crimée, son intervention dans le Donbass, ses initiatives au Moyen Orient, en particulier en Syrie, les soupçons d’ingérence dans les campagnes électorales aux Etats Unis et

dans plusieurs pays européens, l’affaire Skripal, etc. l’ont propulsée sur le devant de la scène : la Russie est aujourd’hui largement considérée comme un acteur incontournable »[10]. Ce résumé des activités russes dans les dernières années décrit la heavy metal diplomacy [11] pratiquée par la Russie à l’encontre de « l’Occident collectif ». Ponctuée de manœuvres et de démonstrations, l’activité russe crée un climat d’inquiétude au sein des régions visées, accentuée par l’effacement graduel des cadres traditionnels d’affrontements. Si l’objectif est essentiellement dissuasif, cette attitude a pour conséquence de démoraliser discours et actions des adversaires visés tout en incitant à modifier leurs comportements en direction de Moscou. Ainsi, dans le cas ukrainien, « les négociations diplomatiques ont été conçues dès l’origine pour échouer et, depuis, les moyens militaires n’ont cessé d’être dirigés vers Kiev »[12]. Une multiplication des tensions qui en somme, ne cesse d’inquiéter en plus hauts points les forces dirigeantes, nécessitant donc une politique commune à cet égard. Cette dernière appelle néanmoins à essentiellement s’avérer française et à fortiori européenne que nous détaillerons ci-après.

Recommandations : 

 Sécurité :

- Maintenir un soutien militaire de la part des forces européennes à l’égard de l’espace de débordement russe en vue d’assurer un rapport de force équitable ;

-  Engager dans le même temps des garanties à l’égard des inquiétudes militaires russes dans les régions concernées ;

- Contribuer à un rapprochement militaire entre les forces russes et occidentales


 Economique :

- Garantir un système de sanctions efficaces et fluides au sein des sphères concernées à l’encontre des récentes avancées dans le conflit ukrainien ;

- Sous-tendre la validité des contrats émis par des entreprises russes auprès d’acteurs économiques européens au respect des cadres légaux auxquels sont soumis la Russie ;

- Engager un rapprochement neutre vis-à-vis des voisins de la Russie afin d’établir un réseau stable de partenariats auprès de la Russie.


 Politique :

- Impliquer davantage la Russie dans le cadre des différentes prises de décisions et d’avancées diplomatiques sur la scène internationale ;

- Reconsidérer le partenariat Russo-européen au profit d’un élargissement des échanges culturelles, universitaires et technologiques ;

- Condamner plus fermement les actions illégales des forces russes au sein des territoires profitants de l’influence franco-européenne. 


[1] Marie MENDRAS (experte de la Russie au CNRS et au CERI) dans : Natalie NOUGAYREDE, « Russie : la française mise à l’épreuve », dans Le Monde, 15/12/2011, consulté le 20/02/2022 ; 

[2] S’ajoutant aux 450 millions promis en amont ;

[3] Conversation avec Isabelle Facon dans Le Grand Continent (11/02/2022) autour de son ouvrage : Isabelle FACON, La nouvelle armée russe, Paris, L’inventaire, 2021, 128p ;

[4]Idem ;

[5] Cas Ukrainien ;

[6] Denis VOLKOV, « Нас втягивают в войну », in Center Levada, 18 janvier 2022 ;

[7] Françoise THOM, « La politique étrangère de la Russie », in Commentaires, n°139, 2012/3, pp 725-734 ;

[8] Finalité qu’un acteur respecte les intérêts divergents ou alors accepte les demandes apaisées d’une puissance pacifique

[9] Milàn CZERNY, « Nous n’avons pas encore compris la diplomatie coercitive russe », in Le Grand Continent, 18 Janvier 2022, consulté le 21/02/2022 ;

[10] Anne DE TINGUY, Laurent CHAMONTIN, « La Russie dans le monde : quelles singularités ? », in Diploweb, 30 Mai 2019, consulté le 23/02/2022 ;  

[11] Mark GALEOTTI, “Heavy Metal Diplomacy: Russia’s Political Use of its Military in Europe since 2014”, in ECFR, 19 Décembre 2016 ;

[12] Vladimir FROLOV 

Bibliographie :

-       Anne DE TINGUY, Laurent CHAMONTIN, « La Russie dans le monde : quelles singularités ? », in Diploweb, 30 Mai 2019, consulté le 23/02/2022 

-       Milàn CZERNY, « Nous n’avons pas encore compris la diplomatie coercitive russe », in Le Grand Continent, 18 Janvier 2022, consulté le 21/02/2022  

-       Conversation avec Isabelle Facon dans Le Grand Continent (11/02/2022) autour de son ouvrage : Isabelle FACON, La nouvelle armée russe, Paris, L’inventaire, 2021, 128p 

-       Mark GALEOTTI, “Heavy Metal Diplomacy: Russia’s Political Use of its Military in Europe since 2014”, in ECFR, 19 Décembre 2016 ;

-       Marie MENDRAS (experte de la Russie au CNRS et au CERI) dans : Natalie NOUGAYREDE, « Russie : la française mise à l’épreuve », dans Le Monde, 15/12/2011, consulté le 20/02/2022 

-       Françoise THOM, « La politique étrangère de la Russie », in Commentaires, n°139, 2012/3, pp 725-734 

-       Denis VOLKOV, « Нас втягивают в войну », in Center Levada, 18 janvier 2022