L’aplanissement fiscal des entreprises au niveau européen est-il utopique ?

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A l’issue de la dernière réunion du G20 le samedi 10 juillet à Venise, un accord fiscal historique a été atteint : les pays de l’OCDE se sont engagés à établir une taxation d’au moins 15 % sur les bénéfices des entreprises qui entrera en vigueur en 2023[i]. Largement débattue en Europe et vue comme utopique, la possibilité d’une plus grande harmonisation fiscale à l’échelle européenne a été ouverte par l’initiative américaine et pourrait mettre fin à la concurrence fiscale à laquelle se sont livrés les États européens.

I.   Une avancée historique en termes économiques et diplomatiques

La tendance à une baisse de l’impôt sur les bénéfices a été amorcée en Europe suite à la vague libérale des années 1980. Alors que le taux d’impôt sur les sociétés dans l’Union européenne était d’environ 38 % en Europe en 1995, il a régulièrement décru pour s’établir à environ 21 % aujourd’hui. Cette baisse des taux d’imposition des bénéfices a été motivée par des politiques attractives pour les investissements directs étrangers (IDE). Dans le contexte de la mondialisation, les multinationales peuvent, grâce aux échanges intragroupe, localiser leur bénéfice dans les pays avec la fiscalité la plus faible. Soumis à cette contrainte d’attractivité résultant des chaînes de valeur des sociétés, des pays européens ont cherché à minimiser l’impôt sur les bénéfices à l’instar de l’Irlande où le taux d’impôt sur les sociétés s’établit à 12,5 %[ii].

Cependant, une telle hétérogénéité de la fiscalité des entreprises pose problème en ce qu’elle soumet les pays européens à une concurrence fiscale dommageable d’après l’OCDE. Elle place les pays européens dans une situation de « dilemme du prisonnier » et pousse à l’adoption de stratégies non coopératives. Une telle mésentente sur la question fiscale a largement bénéficié aux entreprises multinationales qui, selon une étude du groupe parlementaire européen « the Greens », ne sont imposées effectivement qu’à hauteur de 15 % alors que le taux nominal moyen d’imposition dans l’UE est de 23 %[iii].  Dans un contexte de hausse des inégalités et d’explosion des dettes publiques en Europe (90,7% du PIB en Europe en 2020), une harmonisation fiscale est de ce fait fortement souhaitable.

II. Quel avenir au niveau de l’UE ?

Plus que souhaitable, elle est maintenant réaliste compte tenu de l’accord fiscal historique signé par 130 pays de l’OCDE ce samedi 10 juillet 2021. Cet accord repose sur deux piliers. Le premier est l’instauration d’un taux d’imposition effectif minimum de 15 %. Le second est un mécanisme fiscal de compensation fonctionnant de la manière suivante : pour les entreprises réalisant un chiffre d’affaires mondial supérieur à 20 milliards d’euros avec une rentabilité supérieure à 10 %, entre 20 et 30 % du bénéfice résiduel (au-dessus du seuil de 10 %) sera taxé par les pays dans lesquels les multinationales exercent une activité sans y être présentes physiquement. Ainsi, les entités situées dans des juridictions à faible taxation ne capteront pas la totalité des bénéfices et les pays d’origine où sont basés les « têtes de groupe » récupéreront une partie des recettes manquantes du bénéfice résiduel (qui sera donc davantage taxée).

Cette initiative américaine doit être l’occasion d’un approfondissement de l’aplanissement fiscal européen, jusqu’alors totalement utopique du fait de la nécessité de l’adoption à l’unanimité des législations fiscales.

Le feu vert de Venise a considérablement accru la faisabilité politique d’un futur aplanissement fiscal européen. Les frondeurs fiscaux, à l’instar des Pays-Bas, qui pratiquaient jusqu’alors des montages fiscaux avantageux ont finis par rallier l’accord. La Hongrie, L’Estonie et l’Irlande ont refusé cependant de parapher l’accord, au nom de « la compétition fiscale légitime » selon Pascal Donohoe, le ministre des finances irlandais. La Hongrie s’est opposée à l’accord du fait de son taux d’impôt sur les bénéfices à 9% depuis quatre ans tandis que l’Estonie ne taxe que les dividendes versés et non pas les profits[iv].  Cependant, l’accord trouvé à Venise « mettra la pression sur tous les pays pour qu’ils se rallient » et devrait « créer les conditions » pour « parvenir à un accord unanime au sein de l’UE » d’après le ministre italien de l’économie Daniele Franco.

Si un aplanissement fiscal européen est réaliste, il est également maintenant dans l’intérêt des entreprises multinationales européennes du fait de l’accord nouvellement signé. En effet, d’après le directeur fiscal d’Air Liquide, l’application de l’accord va être une tâche administrative des plus ardues. Cela va nécessiter pour chaque filiale de « produire une nouvelle déclaration fiscale et ensuite consolider les chiffres par pays »[v]. Face à la complexité inaugurée par l’accord, l’Union européenne a un rôle à jouer. Si une convergence des taux d’imposition des sociétés en Europe est incertaine, une harmonisation de l’assiette fiscale demeure d’actualité et souhaitable, à la fois pour les États et les entreprises. Une telle harmonisation pourrait se faire, ainsi que l’a proposé la Commission européenne en 2016, à travers la directive « d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés » (ACCIS)[vi]. Ce projet, fondé sur l’article 115 du TFUE, consiste en la mise en place d’un guichet unique pour les déclarations fiscales reposant sur une seule assiette fiscale consolidée. Une telle harmonisation permettrait d’encourager les investissements en présentant des règles communautaires lisibles et réduirait les coûts administratifs d’après la Commission européenne. Elle permettrait un relèvement de l’investissement de 3,4 % et de 1,2 % de la croissance tout en favorisant un financement sain des entreprises. Une telle directive réduirait également le biais fiscal en faveur de la dette et favoriserait le financement par fonds propres qui est éminemment nécessaire alors que la dette des sociétés non financières a augmenté de 7,2 points en 2020 pour s’établir à 67,9 % du PIB en zone euro du fait de la crise sanitaire.[vii]

 

[i] « Accord à l’OCDE sur la taxation minimum des entreprises », Les Échos, 2 juillet 2021 

[ii] « Fiscalité des entreprises en Europe : concurrence ou harmonisation ? », Agnès Bénassy-Queré, 2007

[iii] « En Europe, comment les multinationales réduisent leurs impôts avec l’aide des états ? », France 24, 22 janvier 2019

[iv]« Impôt mondial : avis de tempête sur les paradis fiscaux », Les Échos, le 12 juillet 2021

[v] « Impôt minimum mondial : casse-tête en vue pour les grands groupes », Les Échos, 8 juin 2021

[vi] « Commission proposes major corporate tax reform for the EU », communiqué de presse de la Commission Européenne, 25 octobre 2016

[vii] Banque de France