Le risque de la santé
Par Pierre-Maxime Rafaud, médecin urgentiste et Directeur du Comité Santé et Ronan Flippot, oncologue et membre du Comité Santé
La santé en France est une fierté1, et beaucoup d’autres choses à la fois. Un modèle d’universalisme républicain. Des esprits français, une statue de Pinel à la Salpêtrière, Pasteur, Curie. Des évidences, sinon une bénédiction jingoïste. Il est vrai, le système de santé Français a de nombreux atouts. Au 21e siècle, il offre une prise en charge égalitaire, sans liste d’attente et à 100 % pour les affections chroniques et graves2. De nombreux programmes permettent l’accès à l’innovation thérapeutique et au financement de la recherche pour tous3.
La covid-19, notre système de santé au révélateur ?
Cette entreprise souvent transformée en idéal est mise à rude épreuve par la covid-19. Dans une nouvelle vitrine médiatique, fi de la méthode scientifique et du devoir de réserve. De nouveaux diseurs de bonne aventure sont infectiologues, épidémiologistes, confondent science et fait politique. L’impatience du plus grand CHU d’Europe mène son ambition académique dans l’impasse4. Le débat public se polémise. Une première fois les masques et la protection des citoyens ; une autre, les vaccins, et la politique de répartition par tranches ; ailleurs le rôle des instances et la question de l’anticipation des efforts publics et privés. A l’autre bout de la scène, les acteurs de terrain jusqu’aux plus jeunes semblent porter seuls l’effort collectif5.
A l’échelle européenne, la covid-19 a montré l’importance de la gestion de crise dans le jeu diplomatique. La France a dû solliciter l’aide de ses voisins européens pour le transfert de patients atteint de la covid-19 avec le dépassement de ses capacités de réanimation dans le grand Est, mettant en cause notre capacité d’anticipation et notre flexibilité sur le territoire national. Sur la scène de la recherche, l’Europe n’a pas proposé de réponse pleinement collective à cette crise. L’essai Discovery a peu mobilisé hors de l’hexagone et n’a trouvé son salut qu’en intégrant l’essai Solidarity porté par l’Organisation Mondiale de la Santé6. L’accompagnement du développement des thérapeutiques anti-covid, vaccins puis anticorps, reste disparate parmi les états membres, soumettant l’innovation à l’initiative politique.
Les enjeux d’un système collectif performant
Ces remises en cause pourraient être vues selon les regards comme une saine catharsis, comme un questionnement de notre modèle et de sa gestion, peut-être aussi comme la cristallisation d’errements stratégiques depuis maintenant plusieurs années. En portant un regard plus large sur notre système de soins, de nombreux marqueurs sont effectivement en recul, et ce depuis bien avant la crise actuelle : les délais d’accès aux soins, les politiques de prévention, la situation financière des hôpitaux, les tensions sur le personnel soignant7–10. Les causes sont connues et nous ne reviendrons pas plus avant sur les difficultés de ressources humaines, matérielles, de gouvernance ou d’impulsion politique. A l’heure des choix civilisationnels que la covid-19 nous impose, il devient par contre essentiel de réaffirmer notre ambition sociale et de s’interroger sur les moyens nécessaires à sa réalisation.
Les écueils qu’un déficit structurel de notre offre de soins peut engendrer dépassent largement le cadre de la santé individuelle. Ce déficit vient toucher directement notre modèle sociétal et par lui, notre capacité d’influence. Il faut reconnaître que la compétition mondialisée s’étend désormais de façon pleine et entière au secteur médical. Les classements des structures de soin, largement relayés par l’ensemble des sphères médicales et politiques, s’étendent désormais au niveau mondial11. Le rayonnement d’une expertise médicale est une valeur de plus en plus précieuse, diplomatique comme économique. Dans une logique de partenariats durables, l’établissement de relations consolidées avec des structures de soins et l’établissement de contrats cadres avec d’autres nations permettent de valoriser notre modèle.
Celui-ci a vocation à s’exporter dans des pays en développement, qui manquent de moyens humains et matériels,12 mais aussi dans des pays développés où une patientèle de plus en plus en riche cherche une expertise et une prise en charge pluridisciplinaire pour des pathologies complexes13–15.
Cette expertise doit être soutenue pour aller au-devant du monde. La production – et la concurrence – scientifique n’a jamais été aussi importante. L’influence croissante, aujourd’hui de la Chine, et bientôt d’autres pays émergents sur ces domaines de pointe, est en mesure de remettre en cause le leadership occidental mené par les Etats-Unis puis l’Europe depuis plusieurs décennies16. La dissémination de l’innovation technologique est également, et depuis toujours, un vecteur de promotion scientifique et industrielle essentiel – les progrès des organes artificiels comme des techniques d’ingénierie moléculaire bouleversent à toute vitesse le paysage de la médecine17,18. Le risque d’une France – et d’une Europe – spectatrice, c’est celui d’être en marge des échanges scientifiques mondiaux et donc du progrès médical et scientifique.
L’importance de l’initiative publique et individuelle
Il faut donc poursuivre un travail de fond pour valoriser le soin comme recherche biomédicale. Ces secteurs sont tenus par des individualités pour lesquelles la France n’offre que peu d’incitation financière19, mais la création et le maintien d’un environnement propice à l’innovation est également à considérer bien au-delà des simples valorisations individuelles. Des politiques d’équipement sont nécessaires afin d’éviter la survenue d’une médecine à deux vitesses et le recours à nos voisins étrangers pour l’accès à des techniques de détection ou de traitement innovants20. L’enjeu d’une santé tournée vers l’intelligence artificielle, le numérique et les biotechnologies, rend inéluctable les rapprochements entre pôles d’expertises : entre écoles d’ingénieur et structures hospitalières, ou entre industries de santé et structures académiques. De tels environnements permettent de favoriser la compréhension des enjeux de développement mutuels, et d’accélérer les approches innovantes au lit du patient. Un pas dans la bonne direction, c’est ce que représente le campus de l’université nouvelle Paris-Saclay, ou encore les modèles de centres de soins et de recherche public-privés intégrés, tel que l’Oncopôle de Toulouse.
De telles politiques publiques ne peuvent toutefois rien sans une implication de l’ensemble des acteurs de terrain, administratifs comme professionnels de santé. La gouvernance des structures hospitalières publiques doit prendre sa part de responsabilité dans les difficultés financières et le déficit de dynamisme des centres hospitalo-universitaires21. Ils peuvent sans doute s’inspirer de certains de leurs homologues privés à but non lucratif, où les logiques d’investissement sont prégnantes malgré une prise en charge des patients sans surcoût, et une organisation du travail au diapason. La responsabilité en incombe également aux médecins et pharmaciens. Peu aidés il est vrai, par leur exclusion des instances décisionnaires depuis la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoires de 2009, leur mobilisation est néanmoins essentielle pour orienter les décisions d’investissement stratégiques, sur le plan du soin comme de la recherche. Le mouvement du Collectif Inter-Hôpitaux semble s’être rappelé que les professionnels de santé étaient la pierre angulaire du système – il convient maintenant de développer les points communs qui nous lient. Le Ségur de la Santé n’est pas une leçon de courage, mais peut-être arrivera-t-il à pérenniser certaines discussions cruciales pour l’attractivité de notre système de soins. A l’heure de devoir se réapproprier le temps long dans cette crise à l’issue incertaine, espérons que nous en aurons la capacité et l’intelligence collective.
Références
1. Baromètre santé : expérience et satisfaction des patients à l’égard des établissements de santé. Odoxahttp://www.odoxa.fr/sondage/barometre-sante-experience-satisfaction-patients-a-legard-etablissements-de-sante/.
2. Jabri, K. (DREES/SEEE/BACS). Les dépenses de santé en 2018 > édition 2019 > DREES. 4 (2018).
3. Recherche Hospitalo-Universitaire en santé (RHU). Agence nationale de la recherchehttps://anr.fr/fr/detail/call/recherche-hospitalo-universitaire-en-sante-rhu-vague-5-2021-1/.
4. Programme d’essais thérapeutiques CORIMUNO -19 : nomination d‘un nouveau comité de surveillance (DSMB). https://www.aphp.fr/contenu/programme-dessais-therapeutiques-corimuno-19-nomination-dun-nouveau-comite-de-surveillance.
5. Les internes franciliens en première ligne contre le CoViD-19. https://www.sihp.fr/VoirActualite.php?CleActualite=207.
6. Repurposed Antiviral Drugs for Covid-19 — Interim WHO Solidarity Trial Results. N. Engl. J. Med. 384, 497–511 (2021).
7. Dépenses de santé − Tableaux de l’économie française | Insee. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277750?sommaire=4318291.
8. Conditions de travail : édition 2019 - Ministère du Travail. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/enquetes/article/conditions-de-travail-edition-2019.
9. CNG | Statistiques & rapports d’activité. https://www.cng.sante.fr/statistiques-rapports-dactivite.
10. Publications – Health Consumer Powerhouse. https://healthpowerhouse.com/publications/.
11. Newsweek. World’s Best Hospitals 2020 - Top 100 Global. Newsweek https://www.newsweek.com/best-hospitals-2020 (2020).
12. APHP International. https://www.aphp.fr/international.
13. Gustave Roussy signe un accord en vue de créer un centre d’oncologie au Koweït. Gustave Roussyhttps://www.gustaveroussy.fr/fr/accord-centre-doncologie-au-koweit.
14. One Stop Clinic. https://www.gehealthcare.com/products/mammography/one-stop-clinic.
15. Kervasdoué, J. de. La France s’ouvre pour accueillir des patients étrangers. Trib. Sante n° 51, 57–63 (2016).
16. l’Innovation, M. de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de. la position scientifique de la France dans le monde à travers ses publications - État de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en France n°13. la position scientifique de la France dans le monde à travers ses publications - État de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en France n°13 https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/T033/la_position_scientifique_de_la_france_dans_le_monde_a_travers_ses_publications/.
17. Arabía, F. A. The Total Artificial Heart: Where Are We? Cardiol. Rev. 28, 275–282 (2020).
18. Jinek, M. et al. A Programmable Dual-RNA–Guided DNA Endonuclease in Adaptive Bacterial Immunity. Science 337, 816–821 (2012).
19. Les personnels de la recherche. Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation//www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid56329/les-personnels-de-la-recherche.html.
20. L’imagerie par TEP-18F-choline et TEP-PSMA en onco-urologie : qu’en attendre et quand la demander en 2019 ? https://www.urofrance.org/base-bibliographique/limagerie-par-tep-18f-choline-et-tep-psma-en-onco-urologie-quen-attendre-et (2020).
21. Sur l’enquête de la Cour des comptes sur le rôle des centres hospitaliers universitaires dans la politique de soins. http://www.senat.fr/rap/r18-195/r18-195_mono.html.