Interview François de Rugy - "La majorité a besoin de laboratoires d’idées"

 

À l’occasion de la publication d’une note du Cercle Orion remise à François de Rugy, député et président de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant les principes républicains, le Cercle est fidèle à sa vocation de peser dans le débat public et de l’alimenter par des prises de position fortes, notamment sur les sujets d’identité nationale. François de Rugy, ancien président de l’assemblée nationale et ancien ministre d’état, a accepté de manifester son soutien à l’initiative à travers cette interview.

 
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L’idée de cette note est née d’une discussion que nous avions eue ensemble, à la suite d’une vidéoconférence du Cercle Orion à laquelle vous aviez participé, sur les questions écologiques. Vous aviez évoqué le projet de loi sur les principes républicains, et la commission que vous présidiez à l’Assemblée, et nous vous avions proposé de publier une note sur le sujet. Vous l’avez entre les mains, quelle est votre réaction ?  

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Je me réjouis, en premier lieu, que de jeunes diplômés, rassemblés au sein de votre cercle de réflexion, se saisissent d’un sujet sur lequel on entend généralement des représentants d’associations cultuelles, des professionnels confrontés à la dérive séparatiste, des chercheurs, des partis politiques, mais peu de think-tank « généralistes ».

Or, ce qui est en cause - à savoir ce qui nous rassemble, en tant que nation - n’est pas une question de « spécialistes » ou uniquement de ce que la vulgate du moment désigne par des « concernés » : la question concerne, au sens premier du terme, tout le monde !  

Que vous ayez décidé de prendre la question à bras le corps pour l’éclairer de votre réflexion, inspirés par votre sensibilité libérale, européenne et votre vision de l’identité française, c’est un exercice démocratique que je trouve vivifiant. 

Il y a dans votre note des réflexions qui me semblent intéressantes, des suggestions que je partage, et des propositions avec lesquelles je suis en désaccord. Mais c’est précisément l’intérêt de cette confrontation entre vous, qui avez « planché » sur le sujet et des parlementaires, qui doivent trancher, dont le rôle est de faire la loi. On légifère toujours mieux en confrontant sa propre approche à celle d’autrui. 

Sur le contenu de la note, et sur nos propositions, quelles sont vos réactions ? 

Vous avez identifié cinq axes pour agir.  

Un qui ne figure pas en tant que tel dans le projet de loi : celui qui concerne l’univers carcéral. Sur celui-là, je partage vos préoccupations - même si beaucoup ne sont pas d’ordre législatif, mais plus réglementaires. 

Trois autres axes recoupent les travaux de l’Assemblée, notamment en commission spéciale : sur la formation à la laïcité des agents du service public, sur l’association des élus locaux à la lutte contre l’islamisme radical, ou encore sur la question de la neutralité vestimentaire dans l’espace du service public. Sur ces sujets, il y a des propositions que je partage, d’autres que la commission a évacuées - à mon sens à juste raison. 

Et il y a un axe - celui que vous avez placé en premier - qui suggère de clarifier, dans la constitution, le sens et la portée de la laïcité à la française. J’y souscris totalement, même si ce n’était pas l’objet du texte que nous examinons. 

Cette définition constitutionnelle de la laïcité, selon vous, quelle forme pourrait-elle prendre ? 

Il ne s’agirait pas d’inscrire dans notre texte fondamental le caractère laïque de notre République – il y figure déjà. Mais d’expliciter la laïcité, de lui donner une définition.  

Un peu comme se fait jour, alors que la charte de l’environnement a déjà valeur constitutionnelle, la nécessité d’être plus explicites sur la nécessité de voir la République agir pour lutter contre le réchauffement climatique et la préservation de la biodiversité. 

Faudra-t-il un jour expliciter dans notre constitution que la République ne connaît de communauté que la communauté nationale, que nul ne peut s’exonérer ou inciter autrui à s’exonérer du respect de la règle commune au motif d’une revendication d’appartenance à une quelconque communauté ?

Mon sentiment est que ces questions viendront un jour à l’agenda du Parlement.

Vous disiez ne pas partager certaines de nos propositions. Lesquelles ?

Je n’ai par exemple pas été convaincu par vos propositions sur la neutralité des usagers dans l’espace du service public. Pour au moins deux raisons.

La première tient à la définition de l’espace du service public. Nous avons par le projet de loi, élargi le périmètre du service public pour les agents qui exercent une mission de service public, quel que soient leurs statuts : ils sont désormais tous tenus à la neutralité de l’Etat. 

Imposer cette même neutralité aux usagers serait non seulement un changement de paradigme, cela poserait des questions pratiques à mon sens insolubles : les arrêts de bus, le bus lui-même seraient concernés, pas seulement les guichets des administrations ! Ça me semble inapplicable.

Et puis il y a, comme je le notais à l’instant, le changement de paradigme que cette mesure créerait : notre laïcité n’interdit pas - dans la mesure du respect de l’ordre public- de signifier par son apparence, dans l’espace public, son adhésion à un culte, ou son attachement à une culture spécifique. 

Du reste, la question que vous posez est circonscrite au port du voile : c’est donc moins la question de la « neutralité vestimentaire » que vous examinez, mais celle de la signification du voile, en tant que signe de soumission de la femme. 

On touche là une autre dimension, qui n’est pas directement en lien avec l’objet du projet de loi : l’Etat doit-il définir ce qu’il est légitime ou pas de porter - avec toute la force symbolique que cela peut avoir ou qu’on peut y voir - dans l’espace public ? 

Sur ce point, je serais probablement plus libéral que vous : l’histoire nous enseigne que la conquête de la liberté vestimentaire des femmes a été le fait de la société et non de dispositions législatives. A l’Assemblée nationale même, où une vieille coutume interdisait aux femmes de porter un pantalon, c’est par la pratique que la règle a évolué - grâce à Michelle Alliot-Marie, qui m’a un jour raconté l’anecdote. En bravant l’interdit, elle a fait évoluer la pratique. 

Autant je considère que la dissimulation du visage, qui rend l’échange entre les individus quasi-impossible, ou que le voilement à l’école - qui crée des conditions différenciées entre les enfants dans les rapports aux autres et aux enseignants - sont des questions qui relèvent de la Loi, autant le voile dans l’espace public me semble relever de la liberté individuelle. On ne peut, par la simple force de la loi, « libérer » des gens malgré eux. 

Pour tout vous dire, pour notre Cercle, cet exercice de réflexion sur un texte de loi, et ce dialogue que vous avez accepté de mener avec nous, nous ont séduits. Seriez-vous prêt à le poursuivre, sur d’autres sujets ? 

Bien évidemment, avec grand plaisir ! Je crois vraiment que la vie politique a tout à gagner de ce dialogue avec des think tank comme le vôtre. Parce que si nous voyons et rencontrons, en tant que législateurs, beaucoup de groupes d’intérêt, beaucoup d’ONG – et c’est parfaitement normal – nous avons aussi besoin de débats d’idées plus larges. 

Notre majorité s’est construite en un moment particulier, 2017, où l’idée que les frontières politiques traditionnelles ne correspondaient plus à la réalité de la société. Nous avons porté et revendiqué un pragmatisme en politique. Mais nous nous sommes aussi rassemblés sur des valeurs. Celles que vous affichez me semblent en phase avec ce qui a fondé la République en Marche. Et nous avons besoin de laboratoires d’idées. Pour accompagner notre action législative quotidienne. Mais aussi pour préparer l’avenir, et tracer les contours d’un nouveau contrat avec les Français. 

On se dit à bientôt alors ? 

Oui, à bientôt !