Populisme et euroscepticisme en Europe : des constats aux propositions

 
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Les mouvements populistes constituent assurément l’une des perturbations principales à l’égard des démocraties libérales au XXIème siècle. En Europe, ces dynamiques s’accompagnent souvent d’un euroscepticisme assumé et d’une prétention de remettre le pouvoir entre les mains du « vrai peuple, » dont les leaders populistes seraient les portes paroles légitimes. Cette mouvance s’est traduite par une consolidation de l’électorat des partis politiques eurosceptiques dans un certain nombre d’Etats membres de l’UE au travers des deux dernières décennies (Rassemblement national en France, AfD en Allemagne, Mouvement Cinq Etoiles en Italie, Fidesz en Hongrie, …). Si un état des lieux de la popularité de ces partis est nécessaire afin d’amoindrir les clivages et de restaurer un attachement à l’idée européenne, restituer les causes et les implications de ce vote n’en est pas moins essentiel.

Le populisme en Europe : où en sommes-nous ?

Alors que le référendum sur le Brexit du 24 juin 2016 a ravivé la place de l’euroscepticisme dans le débat public, celui-ci n’est pas le premier indice d’une insatisfaction à l’égard de l’UE. Les dynamiques électorales de l’euroscepticisme mettent en lumière ce désenchantement ; d’après une étude menée par Lewis Dijkstra, Hugo Poelman et Prof. Andres Rodriguez-Pose en 2018, les votes pour les partis modérément opposés à l’intégration européenne au sein de l’UE ont connu un véritable essor, passant de 15% en 2000 à 26% en 2018. Le vote pour les partis radicalement opposés à l’UE a quant à lui connu un bond de 8%, de 10 à 18% sur la même période.[1]

Ainsi se distinguent deux Europes ; celle où les partis eurosceptiques gagnent du terrain, comme en Autriche, au Danemark, en Hongrie, en Italie et en France, contrairement à d’autres Etats membres qui restent en dehors de l’impulsion anti-européenne, comme Chypre, les Pays Baltes, l’Irlande, Malte, l’Espagne et la Roumanie.[2] Mais des nuances persistent, et même au sein de l’Europe où les partis populistes prospèrent, ceux-ci ne puisent leur électorat en général que dans certaines zones spécifiques, régionalisées. Il est par exemple clair qu’entre 2013 et 2018, le vote eurosceptique était manifestement bien plus élevé au nord de l’Italie qu’au Sud. Même au sein du nord italien, on peut noter une différence nette entre le vote des habitants des grandes villes comme Turin ou Milan, majoritairement européistes, et les zones plus rurales de cette région, où le désenchantement à l’égard de l’UE se fait sentir. En France, cette défiance est manifeste dans les campagnes du Grand Est, mais elle reste toutefois faible à Strasbourg ou Lille. On retrouve la même dynamique dans l’est de l’Allemagne, où le sentiment anti-européen est beaucoup plus fort dans les territoires ruraux qu’à Berlin.

Les aires rurales des Etats membres sont donc bien plus propices à une aspiration populiste. Ce constat est d’autant plus intéressant qu’il peut également être dressé à l’égard des élections présidentielles de 2020 aux Etats-Unis, lesquelles opposaient le président Joe Biden à son prédécesseur Donald Trump. Alors que les cartes qui restituent les couleurs du vote par Etat témoignent d’une victoire plutôt affirmée du président actuel des Etats-Unis, celles qui recensent le vote à l’échelle des comtés démontrent d’une vague rouge évidente. Celle-ci rallie par exemple l’Idaho à la Caroline du Sud, incluant même l’Illinois, lequel a pourtant été remporté par le président Biden. Ainsi les zones les moins urbaines font généralement preuve d’un élan républicain et populiste aux Etats-Unis, et d’un penchant eurosceptique au sein de l’UE. Comment expliquer ces résultats ?

Les causes du vote eurosceptique

Selon l’étude menée par Lewis Djikstra, Hugo Poelman et Prof. Andres Rodriguez-Pose, cette adhésion populiste et eurosceptique serait le corollaire du déclin économique subi par ces régions, qui s’accompagne d’une forte désindustrialisation et d’opportunités d’emploi de plus en plus maigres. Les conséquences du néo-libéralisme économique, de la mondialisation et des délocalisations sont notoires dans des régions où la fierté industrielle d’antan se fait de plus en plus silencieuse. C’est le cas notamment dans le département des Ardennes, où la ville de Revin a connu en 40 ans une augmentation de 20% du taux de chômage et a vu son nombre d’habitants divisé par deux, au vu de la répétition des plans sociaux.[3] La fermeture de l’usine Electrolux le 16 mai 2018 n’est venue que renforcer un sentiment d’amertume de la population revinoise à l’égard de la désindustrialisation des territoires français. Force est de constater un lien de corrélation entre cette politique économique, souvent associée à Bruxelles, et le score de 35,88% du Rassemblement national dans les Ardennes lors des élections européennes de 2019.

Toutefois, il semblerait que c’est le déclin économique durable qui soit décisif qui soit un vecteur populiste déterminant ; ce ne sont pas toujours les régions les plus pauvres qui votent pour des partis eurosceptiques.  Le rapport de Djikstra, Poelman et Prof. Rodriguez-Pose souligne que des régions au niveau de richesse élevé mais qui n’ont pas ou peu connu de croissance économique au fil des dernières décennies sont plus enclines à orienter leurs votes à l’encontre de l’UE, comme le démontre l’adhésion des Italiens du nord au parti de la Liga.

Le déclin tant industriel qu’économique semble donc expliquer l’élan populiste des régions qui en sont victimes. Le sentiment d’injustice et d’abandon propre à ces régions parait alors légitime, mais le terme même de populisme abrite toujours des connotations négatives. Il convient de s’interroger sur celles-ci.

Des implications dangereuses pour la démocratie et pour l’état de droit

Les controverses propres au populisme en Europe ont récemment gravité autour des discours et agissements de Viktor Orban, Premier ministre hongrois et fervent défenseur de la démocratie dite « illibérale. » Il s’agirait par celle-ci de dissocier le libéralisme politique de la démocratie, légitimant ainsi une mise à l’écart de certaines libertés individuelles. Quand bien même il n’est pas souhaité par ses défenseurs de prôner un modèle totalitaire, certains d’entre eux ont tout de même pu porter considérablement atteinte à des piliers de la démocratie ; Viktor Orban s’est très vite attaqué à la liberté de la presse et à la séparation des pouvoirs, en tentant de contrôler la justice et les médias. Une loi entrée en vigueur en 2012 est également venue amoindrir l’indépendance de la Cour constitutionnelle hongroise. On peut observer un phénomène semblable en Pologne, où le gouvernement issu du parti Droit et Justice étouffe les contre-pouvoirs en empêchant la Cour constitutionnelle d’opérer un contrôle de conformité des nouvelles lois à la Constitution. Ces agissements ne sont souhaitables lorsque la volonté du peuple, du constituant réside dans la Constitution, et dans une Union européenne dont un des fondements phares est l’Etat de droit.

Propositions

Face à ces enjeux, l’UE ne peut rester silencieuse, mettre de côté l’Europe des sceptiques ou encore faire taire des citoyens antisystèmes. Certaines voies de progrès peuvent être soulevées, tant sur le plan idéologique qu’économique.

Sur le plan idéologique, les institutions européennes se doivent d’assurer une meilleure communication pour une proximité accrue avec les citoyens européens, créer un sentiment d’appartenance à la vie politique de l’Union, où la pluralité des opinions fait la force démocratique. Cette idée de pluralité d’opinions comme fondatrice de la définition que l’on a de la démocratie a d’ailleurs été consacrée par un arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme du 1er juillet 2014, SAS c/ France. Le juge européen nous rappelle ainsi que « la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité, mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus de position dominante. »[4] La démocratie trouve sa force dans l’équilibre entre différentes opinions, non pas dans la domination de l’une sur une autre, et l’idée même de démocratie « illibérale » perd alors de son sens. Cet équilibre devrait être le fondement de la démocratie européenne, qui, on l’a vu, fait l’objet d’une crise de représentativité de ses citoyens. Cette représentation de tous les européens et ce balancement entre les divergences pourraient être accrus par exemple par des représentations européennes aux échelles régionales voire départementales. Raviver le débat citoyen sur les enjeux européens à un échelon plus localisé permettrait de renouer une connexion et un sentiment d’appartenance à l’UE, qui se font de plus en plus absents dans certaines de ses régions.

Sur le plan économique, il est urgent de revigorer le tissu industriel des régions délaissées, victimes de « détresse territoriale. » Sans tomber dans le protectionnisme économique, des politiques industrielles fortes sont nécessaires à l’échelle européenne, d’autant que la crise du COVID-19 a témoigné des limites du néo-libéralisme et de la nécessité pour l’UE de disposer d’un socle industriel solide. Profiter de cette opportunité pour relancer une dynamique industrielle est essentiel, notamment dans les régions rurales, bassins électoraux des partis populistes. L’UE ne doit plus être vue comme l’Europe des contraintes et des abandons, mais l’Europe des possibilités.

[1] L. Djikstra, H. Poelman, A. Rodriguez-Pose, Géographie du mécontentement et du mal-être dans l’UE, Telos, 2 mars 2020

[2] Ibid

[3] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/plans-sociaux/ardennes-la-ville-de-revin-minee-par-la-desindustrialisation_2757049.html

[4] CEDH 1er juillet 2014 SAS c/ France