Permittence

 

« Dérive persistante » selon la Cour des Comptes (2012), la permittence désigne la pratique selon laquelle une personne ne travaille plus que par intermittence, sans pour autant travailler en permanence, tout en bénéficiant des indemnités de chômage. Perçue à priori comme une stratégie de lutte contre le chômage et d’insertion progressive dans le marché du travail, cette dernière rend pourtant socialement acceptable une situation dans laquelle l’assurance-chômage subventionne largement des emplois précaires à même de fragiliser des travailleurs.

La permittence: une alternative au chômage dans une perspective néo-classique du marché du travail

Pour notre analyse, il convient de ne pas faire l’économie d’un détour et considérer un modèle économique aux paramètres simplifiés. Dans une perspective néo-classique, le travail est une marchandise, le marché du travail, pareil à tous les autres, est auto-régulateur1. Il en découle que le niveau de l’emploi est déterminé par le niveau de production et des indicateurs de compétitivité et productivité. A l’origine du chômage, il n’y aurait alors ni plus ni moins qu’une contrainte de rentabilité2. Cela renvoie évidemment au rôle de la productivité marginale du travailleur: un salarié, pour être embauché, doit rapporter au moins autant que ce qu’il coûte.

Dans cette perspective, la déréglementation du marché du travail a un impact positif sur le niveau de l’emploi, facilitant les procédures d’embauche et de licenciement: moins le marché du travail est réglementé, plus il est créateur d’emploi. C’est d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit de faire face à un chômage structurel, c’est à dire à une inadéquation entre l’offre et la demande de travail 3. Plus encore, le recours à la flexibilité, en tant que mode de gestion de la main d’oeuvre pour adapter rapidement la production et les emplois correspondants aux variations de la demande, apparaît être une mesure de lutte contre ce phénomène. Elle consiste en la suppression des rigidités qui entravent le bon fonctionnement du marché du travail.

Nous nous intéressons ici à une forme particulière de flexibilité, dite quantitative externe, qui consiste à faire varier les effectifs de l’entreprise en fonction de la demande: contrats à durée déterminée, temps partiels, emplois saisonniers, recours à l’intérim .... Ainsi, en se référant à une étude de l’Unédic (2018), le recours à l’intermittence a plus doublé depuis 2000 (à l’exception de la période de crise de 2008), reflétant une évolution structurelle du marché du travail. L’activité réduite est alors présentée comme un tremplin pour sortir du chômage, comme un bouclier limitant le risque de s’éloigner durablement de l’emploi.

Une pratique couteuse sur le plan social et économique

Néanmoins, si les emplois d’activité réduite permettent aux demandeurs d’emploi de renouer progressivement avec le marché du travail, il n’en reste pas moins qu’ils présentent le risque de constituer une trappe au travail précaire, l’enchaînement de contrats courts constituant alors une sorte de spirale fragilisant la situation dans laquelle se trouve le demandeur d’emploi. Ainsi, une étude réalisée en 2014 par Véronique Simonnet pour le compte de la DARES, et portant sur « l’évaluation des politiques actives du marché du travail », souligne notamment que la recherche d’emploi diminue considérablement lors de l’exercice d’activités réduites. Par ailleurs, il y est mis en exergue que la différence de revenus entre l’activité réduite (comprenant donc les revenus du travail auxquels s’ajoute l’allocation chômage), et l’emploi dit « traditionnel » est moindre comparée à celle de l’allocation chômage et du salaire du potentiel emploi. Il en découle une faible incitation à la recherche/reprise d’emploi durant l’exercice de l’activité réduite, et vraisemblablement un effet « d’enfermement ». Un certain nombre de preuves empiriques viennent appuyer ces affirmation, notamment le nombre de personnes ayant été le plus longtemps allocataires sur une période d’au moins 120 mois, entre 2002 et 2014, et qui auraient recours au dispositif d’activité réduite 3 mois sur 4 en moyenne.


C’est ainsi un fait, l’activité réduite met à mal l’Unedic. Pierre Cahuc, professeur agrégé d’économie de l’Ensase, à l’École Polytechnique et à Sciences Po, expliquait dans une interview à L’Opinion datant du 20 septembre 20184 que les coûts de la permittence « s'élevaient à plus de 4 milliards d'euros par an. C'est le montant du déficit annuel de l'Unedic. » Il en conclue que « le système est donc à la dérive. Il finance des emplois instables aux dépens des emplois stables. ». Les permittents coûtent donc cher. Qu’il n’y ait pas de méprise, le problème, loin de se trouver du côté des chômeurs, réside dans la perversité d’un système légal. Perversité pour l’Unedic au bord de la débâcle financière sur laquelle nous reviendrons, mais aussi pour les travailleurs. En effet, qui dit permittence dit segment atypique du marché du travail et ses outsiders, les travailleurs pauvres. Un emploi instable est synonyme de précarité, de faible accès au crédit à la consommation, de tendance à l’épargne de précaution...Autant de facteurs impactant négativement la demande ! Sur le plan social, on constate également une véritable remise en cause du rôle intégrateur du travail, avec des emplois encore peu reconnus socialement. Ainsi, la même étude de la DARES précise que la qualité de l'emploi retrouvé n'est pas significativement améliorée par l'exercice d'une activité réduite.

La permittence n’est pas une solution durable

Ce dernier point conduit à aborder un aspect tout à fait important dans la lutte contre le chômage, qui est le traitement social du phénomène, c’est à dire celui cherchant à corriger les mécanismes d’exclusion, en favorisant l’insertion ou la réinsertion dans la vie professionnelle 5, en plus du simple traitement économique du chômage, consistant en des mesures visant à exercer un effet positif sur le niveau de l’emploi. Il est alors question de l’ensemble des politiques d’insertion à l’attention des publics les plus fragilisés ( les femmes, les jeunes et les séniors sont les plus concernés par l’activité réduite), ayant pour but de favoriser l’adéquation entre l’offre et la demande de travail: « contrats aides » à destination des jeunes, aides financières à l’embauche pour les employeurs, aides à la recherche d’emplois...et ainsi pousser au plein retour sur marché du travail.

Il convient, en parallèle de cet accompagnement, d’inciter au retour à l’emploi en augmentant la rentabilité du travail, afin de combattre les trappes à inactivité, précisément car du point de vue social, il est préférable que les gens soient dans le monde du travail, rempart contre la désaffiliation. Cette dernière est définie par le sociologue Robert Castel comme étant la « dissociation du lien social »: l’accès à l’emploi durable est toujours préférable. Le gouvernement a déjà enclenché en 2018 une série de réformes, notamment la modification du calcul de l’indemnisation qui aura été grandement critiquée, ou encore le passage du seuil permettant un rechargement des droits de 1 à 6 mois. Cependant, loin de chercher à précariser un peu plus une catégorie de la population active aux revenus déjà modestes, le but est de renforcer l’intensité de la recherche d’emploi dans la propension à alterner emplois courts et période de chômage, tout en réduisant le déficit de l’Unedic.

Quelles perspectives ?

Alors que, dans le sillage de la crise sanitaire, les différents secteurs de production sont dans la tourmente d’une crise économique bouleversant marchés et perspectives, cette logique peut paraitre inadaptée à un contexte bien différent de celui pour lequel elle était conçue. Mais la réalité est toute autre, car c’est précisément dans ce contexte que la fameuse « perversité » du système saute aux yeux: les permittents sont les plus touchés par la crise, avec des contrats non renouvelés, le système ne les protège pas quand ils en ont le plus besoin. L’exécutif devrait dès lors maintenir le cap de cette réforme contestée, tout en cherchant à aménager ses conditions pour ne pas la rendre nuisible à court terme. Cette voie mérite d’être explorée.

Par ailleurs, lorsque la situation sanitaire sera maîtrisée, les inquiétudes d’ordre économique concernant l’activité réduite resurgiront. Face à la dette faramineuse de l’Unedic dont ils sont responsables, les partenaires sociaux devront trouver de vraies solutions. L’occasion peut être de reconsidérer le système de bonus-malus appliqué aux contrats de travail, qui bien qu’ayant fait ses preuves aux Etats-Unis reste décrié en France. Car s’il n’y a pas de solution miracle au chômage, un problème multiforme et inégalitaire, la persistance d’un chômage structurel est la rançon du refus des réformes, ou de leur application bancale. En définitive, l'effort des institutions européennes pour promouvoir des mesures politiques alliant flexibilité et sécurité semble, en France, se heurter à un contexte social marqué par un fort antagonisme entre les partenaires sociaux, et par une tendance à la maladresse dans l’application du droit comme mécanisme de résolution des problèmes: les lois vont et viennent sans qu’il n’y ait de nécessaire continuité dans leur contenu. Ces changements fréquents sont eux mêmes source d’insécurité juridique et ont inévitablement un effet négatif sur le fonctionnement efficace du système.

Outre l'ampleur du chômage, les aspects les plus préoccupants du système français sont la précarité de l'emploi et les transitions sur le marché du travail. La priorité, dans ce contexte, doit être de mettre en œuvre des politiques macro-économiques efficaces qui stimulent la croissance tout en permettant le développement de formes d'emploi stables. Car dans une économie saine, seul subsisterait un chômage frictionnel, temporaire, résultant du délai d’ajustement de l’offre et de la demande de travail, un chômage « naturel ».

1 Le marché est soumis à la loi de l’offre et de la demande fixant un salaire d’équilibre (l’offre et la demande étant respectivement des fonctions croissante et décroissante du salaire).

2 L’augmentation des coûts du travail ( comprenant les salaires nominaux et les cotisations sociales) et donc des coûts de production entraîne une baisse de la compétitivité prix, et par extension du pouvoir d’achat des consommateurs, et de la consommation. Or, la baisse de la consommation, une des composantes de la demande globale, signifie pour l’entreprise une moindre rentabilité économique. Il s’agit alors de diminuer les investissements, et la production, ce qui peut se solder par une augmentation du chômage ou encore une compression des salaires. Cela a pour conséquence une baisse des revenus, et donc de la consommation puis à nouveau de la production... Le propos, par soucis de fluidité et de clarté est ici bien entendu simplifié, mais il s’agit d’en retenir l’idée d’un phénomène cumulatif, qui s’auto- entretient.

3 On distingue différents types de chômage ( frictionnel, structurel et conjoncturel). Le chômage structurel est lié au changements de longues périodes, aux mutations structurelles de l'économie. C’est notamment le cas du chômage technologique dû à une insuffisance de qualifications, le chômage de conversion, le chômage de longues durée...C’est par cette catégorie que sont concernés les « permittents »

4 https://www.lopinion.fr/edition/economie/l-assurance-chomage-finance-emplois-instables-aux-depens-emplois-162810

5 Il convient de distinguer l’effet quantitatif ( augmenter ou baisser les emplois) de l’effet qualitatif, qui renvoie à la nature des emplois: conditions de travail, types de contrat, secteur d’activité...