La propriété intellectuelle au défi de l’avancée de l’intelligence artificielle

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La propriété intellectuelle regroupe les actifs issus de la créativité artistique ou technique. Développé dès la Rome antique, le concept de monopole de l’actif de la création a commencé à être codifié au 18esiècle.  La perspective que la création ne pouvait être qu’humaine est maintenant remise en question avec le développement des programmes d’intelligence artificielle qui bousculent la frontière entre l’humain et la machine. Ces algorithmes produisent des œuvres qui résultent d’un apprentissage dont la résultante n’est pas complétement maîtrisable par l’humain, et qui de ce fait qui n’a pas été entièrement envisagée par l’humain.

Dans ces conditions, qui est l’inventeur de telles créations ? La personne qui a codé l’algorithme ? Ou la machine sur laquelle est implémenté l’algorithme ? Sommes-nous prêts à affronter les défis liés à la création par intelligence artificielle ? 

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Les plus pans de la propriété intellectuelle les plus connus sont : le droit d’auteur qui regroupe les œuvres littéraires et musicales, les brevets pour les inventions techniques, et les marques de commerces pour les signes distinctifs (e.g. dessins, slogans) en relation avec les produits ou services commerciaux. À ceux-ci s’ajoutent les dessins et modèles qui protègent les aspects esthétiques de pièces fonctionnelles.

L’état confère un monopole sur ces créations intangibles pour une durée de temps donné dans un territoire donné. Le droit acquis est donc très fort : il n’autorise que la personne titulaire du droit à pouvoir utiliser, commercialiser, et vendre, notamment, les produits couverts par ces titres de propriété intellectuelle dans le territoire concerné (e.g. France). 

BREVETS

On attribue la diffusion du système de monopole des créations techniques par brevet aux Vénitiens, qui dès 1450 délivraient des brevets valables pour 10 ans. En ce qui concerne la France, le roi Henri II introduisit le concept de publier la description d'une invention dans un brevet en 1555. Le système français moderne des brevets, quant à lui, fut créé lors de la Révolution de 1791. Les brevets étaient délivrés sans examen car le droit de l'inventeur était considéré comme naturel. À l’heure actuelle cependant, les demandes de brevet sont soumises à l’inspection sur le fond (nouveauté d’une invention technique ?) et sur la forme, avant d’être délivrées sous forme de brevet d’invention. 

Sur chaque demande de brevet (et brevet délivré) doit figurer le nom du (ou des) inventeurs ainsi que le nom du (ou des) propriétaire du titre (qui peut ou pas être l’inventeur). L’inventeur est une personne physique, Monsieur Dupont, alors que le propriétaire peut être une personne physique ou morale, Entreprise Z. L’inventeur est celui qui est à l’origine de l’idée créatrice. 

Pourquoi la question de l’inventeur se pose particulièrement pour les programmes d’intelligence artificielle ? La différence entre un algorithme classique et un algorithme d’intelligence est la capacité de l’algorithme d’intelligence artificielle à proposer une solution qui n’a pas été nécessairement envisagée par la personne qui a programmé l’algorithme ou bien qui utilise l’algorithme. La question est donc de savoir si le produit de l’algorithme est une création de l’algorithme, ou bien de l’humain à travers le codage, ou peut-être même des deux.

Un cas récent (et inédit) au niveau européen et américain est venu réaffirmer que l’inventeur ne pouvait être qu’un humain. Dans cette affaire, deux demandes de brevet européen avaient comme inventeur un prénommé « DABUS ». Un mémo joint aux demandes expliquait que DABUS était un type d'intelligence artificielle connexionniste. DABUS n'était pas une simple machine codée exécutant strictement des instructions entrées par l'homme. Une intelligence artificielle connexionniste est généralement constituée de différentes couches de neurones disposées en réseau. Les données de formation sont entrées dans le réseau et le réseau déduit les règles des données de formation, sans qu'un humain ne demande au réseau quelles sont ces règles. Le propriétaire du droit (i.e. le demandeur) a désigné DABUS comme inventeur, car il considérait que le véritable inventeur était la machine. Comme il est un devoir de désigner le véritable inventeur, il était impossible selon lui de désigner un autre que DABUS, même si celui-ci n’était pas un humain.

L'Office Européen des Brevets (OEB) rejeta la position du demandeur et estima qu'une machine dotée d’intelligence artificielle n'est pas une personne physique à laquelle des droits peuvent être accordés. Au lieu de cela, une machine d’intelligence artificielle est une chose qui appartient à un humain. Par conséquent, la création reste la prérogative de l’humain. Avec cette décision, l'OEB donne une vision conservatrice sur la question, réaffirmant que l'humain est un maître de la machine, sans créer une fiction juridique autour des robots créatifs par la jurisprudence, comme l’est par exemple la fiction juridique autour des entités morales.

L’Office américain des brevets (USPTO) rejeta lui aussi la position du demandeur. La Loi sur les brevets américains ne limite pas expressément les droits d'inventeur aux humains. Cependant, elle indique que chaque inventeur doit avoir un nom (comme en Europe d’ailleurs), et qu’il doit être un «individu». L’interprétation donnée au mot « individu » rejette les entités non-humaines mais aussi les organisations collectives comme une société ou une entité gouvernementale.

DROIT DAUTEUR

En Chine, le tribunal de district de Nanshan de la province de Guangzhou, a affirmé que le travail généré par une intelligence artificielle satisfaisait aux exigences d'originalité des œuvres protégées par le droit d'auteur, et que de plus, le droit d'auteur serait attribué à l'homme ou à l’entité juridique qui a développé l'intelligence artificielle.

Tencent, grande société de jeux vidéo, avait développé un logiciel appelé «Dreamwriter» qui aidait à la rédaction d'articles utilisant l'intelligence artificielle. Yinxun, bien que citant Dreamwriter, reproduisit l'article sur ses pages Web sans le consentement de TencentTencentintenta donc un procès pour violation de droit d'auteur.

Légalement, le droit d'auteur est accordé pour les «créations originales de l'esprit», c’est-à-dire de l'esprit humain. Dans l'écriture assistée par intelligence artificielle, il existe une interaction humain–machine : l’humain est impliqué dans les instructions données à l'intelligence artificielle, mais ce que l’algorithme ultimement produit n'est pas contrôlé par l’humain. Dans ce contexte, une œuvre générée par intelligence artificielle peut-elle être originale au sens du droit d'auteur? Si oui, qui est responsable de l'originalité de l'œuvre? L’intelligence artificielle, l’humain ou les deux ? 

La Cour évalua en premier lieu que l'œuvre produite par Dreamwritterétait un article financier et donc était une œuvre protégeable par droit d’auteur. En second lieu, la Cour a vérifié si l'œuvre avait une certaine créativité qui la rendrait protégeable. Pour la Cour, la sélection de différentes données et d’autres paramètres par l’humain codant l’algorithme, ainsi que la modification et l’ordonnancement des paragraphes de l’article produit par l’intelligence artificielle, étaient un travail de création. En conséquence de quoi, l’humain a fourni une partie substantielle de la création, et l’intelligence artificielle était un outil ordinaire pour produire un effet technique tel que souhaité par les humains. Puisque la création était le résultat de l’humain, les humains qui ont participé au développement de Dreamwriterauraient droit collectivement en tant qu'entité juridique au droit d'auteur.

La décision chinoise est intéressante car elle considère qu'une œuvre assistée par intelligence artificielle est protégeable par le droit d'auteur. Pour autant, la créativité et le fruit de ce travail ont été attribués aux humains, pas à la machine. Il y a donc toujours une notion d’asservissement entre l’humain et la machine.

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Au vu de ce qui précède, on constate que la position actuelle des droits sur les produits intangibles crées à l’aide d’intelligence artificielle reste attribuable l’humain seul, considéré comme le créateur de par son implication dans le processus de codage, édition ou réorganisation. Ceci étant, dans un futur proche, la proportion de l’influence de l’humain sur la machine risque de basculer en faveur de la machine. On peut facilement imaginer un scenario où la machine fournirait 80% de l’activité créatrice. Dans ce cas, pourra-t-on encore parler d’asservissement ? Devra-t-on alors créer une fiction légale propre aux robots afin de leur conférer des droits ?