L’état d’urgence sanitaire : l’ombre d’un état d’urgence ?

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Aux grands maux, les grands remèdes : la pandémie de Covid-19 a, passé les premiers jours, montré l’inadaptation du droit français à des crises sanitaires. Le pouvoir politique a ainsi ressenti la nécessité de disposer d’un cadre juridique dédié pour faire face au virus, entraînant par-là une réduction des droits et libertés pour la population confinée.

L'insuffisance des fondements législatifs pré-existants

Les réquisitions de masques, ordonnées par le Décret n° 2020-247 du 13 mars 2020(1), ont été prises sur le fondement de l’article L. 3131-8 du Code de la Santé Publique (CSP). Cet article permet de “ procéder aux réquisitions nécessaires de tous biens et services, et notamment requérir le service de tout professionnel de santé, quel que soit son mode d'exercice, et de tout établissement de santé ou établissement médico-social ”, si l’afflux de patients ou de victimes de la situation sanitaire le justifie.

Le Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020(2) imposant de se munir de l’attestation de déplacement dérogatoire pour sortir de son domicile a quant à lui été pris sur le fondement de l’article L. 3131-1 CSP qui permet au ministre de la santé de “ prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ”, en cas de “ menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie ”.

Ces dispositions ne peuvent fonder de manière pérenne les restrictions de libertés. En effet, l’article L. 3131-1 du CSP ne vise que les cas de “ menace sanitaire” et non de situations de pandémie effectivement constatées, comme c’est le cas actuellement. La prise d’autres décrets sur ce fondement rendrait incertaine la solidité juridique des limitations de libertés. En effet, plus les restrictions sont fortes, plus les garanties législatives doivent être conséquentes.

L’état d’urgence sanitaire : un palliatif législatif ad hoc

Face à ce constat, le gouvernement a entrepris l’insertion d’un état d’urgence sanitaire prévoyant plusieurs limitations aux droits et libertés constitutionnellement garantis dans le Code de la santé publique, au sein d’un nouveau chapitre. Ce régime juridique particulier permet d’opérer une scission claire entre les restrictions des libertés en temps de crise et en temps normal. Reste à savoir si, comme pour le précédent état d’urgence, des mesures seront reprises dans le droit médical commun.

Plusieurs garanties sont mises en place lors du déclenchement de l’état sanitaire d’urgence.

C’est tout d’abord en présence d’une “ catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé” que cet état d’urgence peut être déclaré par décret motivé en conseil des ministres. C’est cet impératif de protection de la santé publique qui devra être concilié avec les libertés individuelles.

L’information des citoyens est également de mise après la déclaration de cet état d’urgence, en ce que les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé sa mise en oeuvre devront être rendues publiques. Ce droit d'accès à l’information relève d’une volonté récente du législateur français de rendre plus transparentes les décisions publiques.

Des limitations temporelles et spatiales à cet état d'urgence sont prévues. Il entre en vigueur pour une durée de deux mois à compter de la promulgation de la loi et peut être déclaré sur tout ou partie du territoire national. Il est ensuite renouvelable pour une durée d’un mois après avis du comité scientifique.

S’agissant des restrictions de libertés, la loi va bien plus loin que le dispositif existant déjà dans le Code de la santé publique. Un nombre important de libertés sont concerné. Le projet de loi adopté par l’Assemblée Nationale et le Sénat prévoit divers dispositifs que le Premier ministre peut prendre par décret pris sur le rapport du ministre de la santé.

Ainsi, peut-il restreindre la liberté d’aller et de venir des personnes et véhicules dans les lieux et heures fixés par décret ; interdire de sortir du domicile sauf déplacements justifiés par des besoins familiaux, professionnels ou de santé ; ordonner des mesures de placement en quarantaine ou en isolement s’agissant des personnes susceptibles d’être affectées.

S’agissant de la liberté d’entreprendre, la fermeture provisoire des établissements recevant du public pourra être ordonnée, sauf pour ceux qui fournissent des biens ou services essentiels aux besoins de la population.

La liberté de réunion est également limitée, l’interdiction des rassemblements sur la voie publique pouvant être prescrite.

Enfin, le droit de propriété et le libre jeu de la concurrence sont également restreints, les réquisitions de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services étant inscrite dans l’état d’urgence sanitaire. Le dernier point réside dans la possibilité de contrôler le prix de certains produits nécessaires pour “ prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché ”, comme ce fut le cas pour les gels hydro-alcooliques.

On peut regretter que si l’état d’urgence sanitaire doit être déclaré par un décret motivé, il n’en est pas de même pour ces mesures restrictives prises par le Premier ministre, qui pourra les ordonner après rapport du ministre de la santé. Il est toutefois précisé que le Premier ministre ne pourra prendre ces mesures qu'“ aux seules fins de garantir la santé publique" . Cette condition devra en tout état de cause être contrôlée par le juge administratif.

La violation de ces restrictions est passible de sanctions pénales. Les pouvoirs publics ont ici fait le choix d’une répression graduée : lorsque la force publique constate des violations de ces interdictions jusqu’à la troisième reprise, le contrevenant s’expose seulement à une amende, qui augmente en cas de récidive.

À la quatrième violation, dans un délai de trente jours suivant les précédentes, l’individu qui ne respecte pas les mesures imposées se voit désormais passible de six mois d’emprisonnement et 3750 euros d’amende. L’infraction est désormais un délit. Les conséquences procédurales sont nombreuses : la personne peut notamment faire l’objet d’une interpellation, d’un placement en garde à vue et d’un jugement en procédure de comparution immédiate en cas de flagrant délit. On peut sérieusement douter de la proportionnalité de la sanction de six mois d’emprisonnement envisagée par le gouvernement, prononçable à l’encontre d’une personne qui sortirait quatre fois de chez elle en trente jours, en violation des interdictions posées. Se posera également la question de la preuve de ces trois précédentes violations, en cas de placement immédiat en garde à vue.

Quelles limites et garanties aux restrictions de libertés ?

Il importe de déterminer si le législateur assure ici une conciliation équilibrée entre les nombreux droits et libertés garantis et l’impératif de santé publique : la proportionnalité ne se décrète pas et doit faire l’objet d’un examen attentif pour se prémunir des atteintes arbitraires de l’Etat.

Le Conseil constitutionnel a déjà considéré que la protection de la santé publique constitue un objectif de valeur constitutionnelle(3). Cet impératif peut justifier la restriction de la liberté de quitter le territoire(4) ou encore la création d’une taxe sur les produits alcoolisés(5).

La jurisprudence a également déjà considéré que les réquisitions de personnels de santé sont justifiées pour assurer le maintien d'un effectif et garantir la sécurité des patients et la continuité des soins, les impératifs de santé publique constituant un motif d'ordre public6. C’est aussi la liberté d’entreprendre qui a été limitée par ce même impératif de santé publique(7).

On le voit, la santé publique a déjà été mobilisée par la jurisprudence pour légitimer des restrictions des droits et libertés. Ce motif d’intérêt général est également présent dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme, comme une limite possible au droit à la vie privée, à la liberté de manifester sa religion, d’expression, de réunion et de circulation.

La santé publique constitue donc un motif légitime et reconnu de restriction des libertés. Faut-il encore que ces restrictions soient nécessaires, proportionnées et justifiées.

Or, l’état d’urgence sanitaire confie au pouvoir réglementaire de larges prérogatives quant aux limitations de libertés sur la base de décrets pris par le Premier ministre ou le ministre de la santé. Le préfet pourra également, après habilitation, édicter de telles mesures.

Toutefois, s’agissant des libertés publiques qui relèvent du domaine de la loi, le législateur ne peut pas renvoyer au pouvoir réglementaire de façon trop générale ou imprécise l’organisation de la limitation de ces libertés. Ce renvoi à l’autorité administrative ne peut néanmoins que faire penser à l’état d’urgence déclaré en novembre 2015.

L’administration avait ainsi pu prononcer des assignations à résidence, perquisitions, interdictions de séjour ou de manifestation et la fermeture de certains lieux publics.

La situation apparaît néanmoins ici différente en ce que le but poursuivi par cet état d’urgence sanitaire ne consiste non pas à faciliter les enquêtes de police et à rassembler des preuves en vue d’éviter des infractions, mais à préserver la santé des citoyens français. Il s’agit donc de protéger les gens d’eux-mêmes et dans leur rapport avec les autres pour limiter les risques de propagation du virus et non les empêcher de commettre des infractions.

Ces mesures sont tout d’abord caractérisées par leur caractère préventif sans être personnalisées à la situation des individus. Si une analyse au cas par cas était effectuée lors de l’état d’urgence précédent, tel n’est pas le cas ici : l’ennemi est présumé être présent sur tout le territoire et susceptible de concerner chaque citoyen : tous sont donc astreints aux mesures de confinement.

La proportionnalité des restrictions découle d’un contrôle plutôt abstrait et l’on pourra s’attendre à des références aux données de la science, à l’état mondial et national de la propagation de la maladie et à la situation des hôpitaux pour justifier les restrictions des libertés.

L’on passe donc d’une logique individuelle à une logique collective où la restriction est fondée sur un état pandémique latent mais non formellement constaté chez tous. La dangerosité présumée de l’individu, qui justifiait des mesures coercitives dans l’état d’urgence terroriste laisse place à un dangerosité seulement suspectée et appliquée aveuglément à tous dans l’état d’urgence sanitaire.

L’état d’urgence sanitaire procède également à des restrictions de libertés à un double niveau. Le premier niveau vise l’entière population, avec des limitations fortes d’aller et de venir, tel que le confinement que nous connaissons actuellement.

Le deuxième niveau consistera en des restrictions supplémentaires visant des situations particulières au niveau local, prises par le ministre de la santé et le préfet, après habilitation. Ces secondes mesures individuelles pourront limiter encore davantage la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion dans l’objectif de mettre fin à la catastrophe sanitaire.

Ces mesures, bien plus ciblées, seront davantage susceptibles de recours, en ce qu’elle viennent alourdir des dispositions restreignant déjà fortement l’exercice des libertés. Leur contentieux sera, comme pour l’état d’urgence précédent, offert au juge administratif, qui devra se prononcer dans les quarante-huit heures. L’urgence apparaît ici manifeste au regard des circonstances exceptionnelles et du climat déjà dégradé de l’exercice des libertés.

Si au jour de la promulgation de cet état d’urgence sanitaire l’unité nationale semble plébisciter l’adoption de telles restrictions, comprises par le plus grand nombre comme étant nécessaires à l’arrêt de la propagation de la maladie, l’opinion publique pourra évoluer avec la durée du confinement.

La période de transition entre la fin de la propagation et le retour à une situation normale pourra générer quelques tensions, et par là, des contestations sur la nécessité de maintenir les mesures.

L’état d’urgence sanitaire semble confirmer une tendance législative : la multiplication des lois de circonstances et la création d’un régime juridique propre à un évènement en particulier. Si l’état d’urgence précédent avait été promulgué puis modifié d’une façon jugée liberticide et non nécessaire, l’état d’urgence sanitaire vient davantage combler un déficit législatif et outiller juridiquement le gouvernement pour faire face à la crise. Mais les larges pouvoirs qu’il s'octroie pour cette période doivent, au regard du caractère drastique des limitations de liberté, faire l’objet d’un méticuleux contrôle de proportionnalité et de nécessité.

L’état d’urgence sanitaire est donc l’occasion de continuer à penser les droits et libertés en temps de crise et de prolonger la réflexion qui a été menée pendant l’état d’urgence précédent : jusqu’où les libertés peuvent-elles être limitées de manière acceptable, sans sombrer dans des restrictions arbitraires ?

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041721820&categorieLien=id 

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041728476&categorieLien=id

3 Décision n° 2016-737 DC du 4 août 2016

4 Civ. 1r e , 28 nov. 1984, no 83-14.046

5 Cons. const. 14 janv. 1983, no 82-152 DC § 10

6 CE 30 nov. 1998, no 183359

7 Cons. const. 8 janv. 1991, no 90-283 DC § 10, 15 et 30