Préface Manifeste - Le monde d’après, éléments d’un prospectiviste

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 Florent Parmentier est Secrétaire général du CEVIPOF, enseignant à Sciences Po et chercheur-associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a fondé le site eurasiaprospective.net  

« Le monde d’après » marque une volonté politique : celle d’une rupture avec l’avant, après un point d’inflexion apparent, celui du virus Covid-19, événement ou plutôt ensemble d’événements ayant changé autant nos pratiques quotidiennes que notre compréhension du monde. Pourtant, il ne peut y avoir d’inflexion que parce qu’il y a une décision proprement politique au départ, c’est-à-dire que des acteurs convergent et décident d’en faire un point d’inflexion en portant des visions politiques. Sans cela, l’actualité ne se résume qu’à un cimetière de points d’inflexion potentiels et d’occasions manquées. Les mégafeux sans précédent ayant ravagé la faune et la flore australiennes fin 2019 ne constituaient-ils pas une illustration supplémentaire des dérèglements climatiques en cours et qui constituent le défi du siècle ?

Pour autant, l’expression mérite d’être précisée : pour le prospectiviste, le « monde d’après » ne sera pas le même à deux ans, à dix ou à vingt ans. Les évolutions que nous rencontrerons ne seront pas linéaires ; la compréhension de notre dépendance envers les écosystèmes, en lien avec la Covid-19, et le souhait d’une meilleure prise en compte des problématiques environnementales vont de pair avec la multiplication des produits plastiques jetables et des masques jonchant désormais les planchers marins. 

Comment imaginer le monde d’après ? Il faut commencer par distinguer trois attitudes face au futur : connaître l’avenir, prédire l’avenir et prévoir l’avenir. Connaître l’avenir revient à penser qu’il est fixé à l’avance et que les détails peuvent être connus à l’avance. Une approche moins déterministe consiste à prédire l’avenir : c’est continuer de penser que le futur est immuable, mais sans croire cette fois-ci qu’il soit entièrement accessible à notre connaissance. Enfin, prévoir l’avenir est une attitude entend essayer de le deviner, au moins partiellement, mais en considérant qu’il n’est pas figé, et qu’il est possible de prendre un autre chemin que le récit proposé. Une bonne prévision peut logiquement aboutir à la non-réalisation d’un scénario : agir pour le monde d’après, c’est envisager différents scénarios et œuvrer pour conjurer le pire et aller vers le meilleur. Ce manifeste a bien pour objet de prévoir l’avenir, et ce propos s’inscrit dans ce sens.

Cette pandémie défie notre imaginaire

« Le futur est déjà là : il est juste inégalement partagé » : l’intuition de l’auteur de science-fiction américain William Gibson est sans doute juste. Elle nous incite à regarder du côté de la littérature d’anticipation et de science-fiction pour comprendre la nature de l’impact de ce virus sur nos sociétés.  

Notre vécu du virus nous oriente vers trois imaginaires : le post-apocalyptique, la guerre bactériologique et la « hard science-fiction » (plus technologique). De Mary Shelley (Le dernier homme, 1826) à Jack London (La peste écarlate, 1912), jusqu’à Stephen King (Le Fléau, 1978) et Max Brooks (World War Z, 2006), les exemples ne manquent pas pour prédire l’effondrement de l’humanité par l’expansion de virus – la description des épidémies étant évidemment bien plus anciennes (voir le Décaméron de Boccace, 1349-1353). Dans la plupart des cas, cependant, il existe une différence majeure avec la crise actuelle : le taux de mortalité y est le plus souvent quasi-absolu, alors que la mortalité mesurée du Covid-19, est comprise entre 2 et 4%.

La guerre bactériologique devient également un enjeu d’inquiétude à compter de la fin du XIXe siècle : Albert Robida l’envisage avec La guerre au XXe siècle (1887), entre autres prémonitions, Jack London avec L’invasion sans pareille (1910), dans laquelle les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux répondent par une guerre bactériologique face à la montée de la Chine, et Dean Koontz avec Les yeux dans les ténèbres (1981) – livre évoquant un virus, le Wuhan-400, qui nous semble bien actuel. 

Enfin, la littérature donne également des exemples d’anticipation technologique, comme le romain de Michael Crichton, La variété Andromède (1969), avec l’introduction d’un virus en provenance de l’espace, ou encore David Gruson avec SARRA une intelligence artificielle (2018) et SARRA une conscience artificielle (2020), montrant comment l’IA peut nous aider à affronter les risques pandémiques.

Aucune des situations décrites ne correspond à la situation actuelle : la situation n’est pas post-apocalyptique, le virus est d’origine naturelle (lié à la proximité des métropoles avec les écosystèmes sauvages), et ne vient pas de l’espace. Toutefois, l’impact psychologique est réel si l’on en juge la modification des comportements individuels et les débats sur les choix collectifs à effectuer : contrairement à la littérature apocalyptique, le « monde d’après » ne sera pas mécaniquement meilleur, mais le pire est évitable. Et, en matière d’anticipation, il faut noter qu’une start-up d’IA canadienne, BlueDot, a bien pu expliquer dès décembre 2019 que quelque chose de grave se passait en Chine.

Deux pistes : biomimétisme et précautionnisme

« La santé humaine et la santé animale seront de plus en plus liées. En augmentant les contacts à l’échelle mondiale et en modifiant les conditions environnementales, on affecte la distribution géographique des éléments pathogènes et leurs hôtes qui, à leur tour, favorisent l’émergence et la transmission de nombreuses maladies infectieuses humaines et animales. Les failles des systèmes de santé et du contrôle des maladies rendront les épidémies plus difficiles à repérer et à gérer, augmentant les risques de pandémie et de contagion bien au-delà des zones d’origine. » Le rapport de la CIA sur le monde en 2035 a correctement anticipé le lien croissant entre santé humaine et conditions environnementales, au cœur du problème de la pandémie. 

Dans la mesure où ce sont les mieux préparés qui imposent leurs idées dans les moments de sidération plutôt que ceux ayant raison sur le fond, les idées présentes dans le débat plutôt que les nouvelles, il convient de proposer sans attendre de nouvelles pistes de réflexion pour le monde d’après : le biomimétisme et le précautionnisme, deux approches permettant de relever les défis devant nous. 

Le biomimétisme consiste à s’inspirer de la nature pour répondre à des besoins élémentaires est une démarche extrêmement ancienne, dont on retrouve moult exemples dès l’Antiquité. A la Renaissance, Léonard de Vinci utilise cette approche pour envisager des technologies avec plusieurs siècles d’avance : en substance, « Apprenez de la nature, vous y trouverez votre futur ».  Elle a été développée de matière plus systématique par Janine Benyus (Biomimicry : Innovation Inspired by Nature, 1997), la nature étant conçue comme objet, mécanisme ou écosystème. Le biomimétisme comme méthode d’inspiration pour le bien commun s’appuie sur une observation : construire des systèmes résilients est le propre de la nature, à travers des principes de parcimonie, de coopération, d’optimisation et de responsabilité mobilisés pour la pérennité des écosystèmes. L’organisation de nos sociétés y gagnerait certainement.

Le précautionnisme est une autre piste pour repenser la position de l’Europe dans le système international. Elle avait été développée par Pascal Lamy au sujet du commerce international, pour répondre à une question simple : si le commerce international n’est plus une affaire de tarifs, mais de standards, que faire s’il existe des différences de philosophie dans les standards ou dans le niveau des standards ? Avec la crise de la Covid-19, nous devons penser à de nouveaux équilibres entre ouverture et fermeture, entre projection internationale et protection ; l’alternative ne peut se résumer à l’autarcie ou à l’absence de défense, autrement dit entre souverainistes et mondialistes vus comme positions absolues et antagonistes. Le débat qui s’ouvre sur la nouvelle synthèse à trouver, entre relocalisation, souveraineté technologique et coopération internationale, doit déboucher sur une nouvelle réalité qu’il conviendra de nommer. Les défis mondiaux devant nous avec le dérèglement climatique amènent à davantage de coopération, alors que les effets de la crise de la Covid-19 poussent vers une volonté de limiter les effets de la mondialisation. La contradiction peut trouver sa synthèse dans le concept de précautionnisme, vue comme une application d’un principe de précaution aux effets de la mondialisation, dont les contours sont encore à débattre.