L’Economie inclusive, pilier du "monde d’après"
Bénédicte Faivre-Tavignot est Professeur affiliée en Stratégie à HEC Paris et Directrice Executive de l’Institut Society and Organizations d’HEC.
En décembre 2018 une tribune était publiée dans Le Monde annonçant l’engagement de 13 entreprises pour une économie plus inclusive. En mai 2020, ce collectif passait officiellement à 35 grandes entreprises.
En aout 2019, dans le cadre du G7 qui se réunissait à Biarritz, le Président Macron invitait des grandes entreprises des pays du G7 à rejoindre la plate-forme ‘Business for Inclusive Growth’, co-présidée par l’OCDE et Danone. En mai 2020, cette plate-forme compte environ 38 entreprises des pays du G7.
Pourquoi, alors qu’il s’agissait il y a encore très peu de temps d’un concept assez vague et inconnu de beaucoup, parle-t-on soudainement autant de l’économie inclusive ?, Ce concept était auparavant rarement utilisé, et. Que met on derrière ? quelle en est la définition ? S’agit-il d’un nouveau terme jargonneux à la mode ? d’une nouvelle forme de « social washing » ou d’un nouveau paradigme ?
Lorsque nous avons créé, en 2008, à HEC Paris, la Chaire Social Business / Entreprise et Pauvreté, nous avons assez rapidement utilisé ce terme d’économie inclusive. Il nous semblait plus large que celui de Social Business tel que défini par le Professeur Muhammad Yunus, Fondateur de la Grameen Bank, Prix Nobel de la Paix et par ailleurs co-président de notre Chaire avec Martin Hirsch : Yunus, en effet définit le social business comme un business qui vise avant tout à résoudre des problématiques sociales, sociétales et environnementales, sans avoir à rémunérer les actionnaires par des dividendes.
Si Yunus s’adressait ainsi avant tout aux philanthropes, leur proposant d’investir de manière désintéressée une partie de leur argent, plutôt que de le donner, nous souhaitions aussi nous adresser aux grandes entreprises et aux investisseurs à impact, désireux de combiner impact social, et un minimum de rémunération du capital.
Mais lorsque, au début des années 2010, nous utilisions donc ce terme plus large d’économie inclusive, le retour suivant nous était fait : « personne ne connait ce concept trop vague, à part les experts de Ressources Humaines qui l’utilisent dans le cadre de la lutte contre les discriminations ».
Un mouvement en marche accéléré par la mise en lumière des réalités sociales du monde
Que s’est-il donc passé pour qu’un tel concept soit désormais aussi présent dans la sphère business et médiatique ? Un véritable basculement est à l’œuvre avec l’apparition brutale et croissante d’un mécontentement social face à l’accroissement des inégalités. En France, fin 2018, la perspective d’une taxe carbone déclenchait le mouvement des gilets jaunes; au Chili, fin 2019, l’augmentation des prix du ticket de métro faisait sortir les chiliens dans les rues avec une violence de plus en plus accrue ; au Liban la taxe sur WhatsApp générait également une révolte sociale, et les exemples d’explosion sociale se sont multipliés dans de nombreux autres pays, révélateurs du caractère insoutenable de l’accroissement des inégalités.
En 2019, Oxfam expliquait à Davos que 26 milliardaires possèdent la moitié de la richesse mondiale. Si les méthodes de calcul sont parfois contestées, il n’en demeure pas moins que ces chiffres reflètent la concentration toujours croissante de la richesse mondiale dans les mains d’un petit nombre. Cette tendance, on le sait, ne peut que s’exacerber avec le changement climatique (qui frappe en priorité ceux qui l’ont le moins généré), et les progrès technologiques (bio-médecine, digitalisation, robotisation, etc.)
Au niveau de l’OCDE, les 10 % des ménages les plus riches détiennent 52 % du patrimoine total, alors que les 60 % les plus pauvres se partagent seulement 12 % des richesses. L’Organisation s’inquiète du « rétrécissement de la classe moyenne », nous expliquait Le Monde le 12 novembre 2019.
Certes la globalisation a permis à près d’un milliard d’individus (principalement chinois) de sortir de l’extrême pauvreté; mais cette déception des classes moyennes et leur conscience accrue de la concentration des richesses, génèrent colère sociale et menacent le multilatéralisme.
La crise sanitaire et économique, révélateur et cause d’encore plus d’inégalités
« Comme les pertes d’emploi s’accélèrent, près de la moitié de la population mondiale risque de perdre ses moyens de subsistance », avertit l’Organisation Internationale du Travail en mai 2020.
Des vendeurs des marchés informels des pays émergents, aux artisans, restaurateurs, hôteliers, et même salariés de grandes entreprises des pays développés menacées par la crise, ce sont des parents anxieux de ne plus subvenir aux besoins de leurs proches, qui sont aujourd’hui concernés.
Alors cette crise sanitaire semblait avoir calmé le jeu, les règles strictes de confinement limitant les manifestations violentes, et les individus étant davantage centrés sur la survie. Mais la flambée de violence actuelle aux Etats Unis, suite à la mort de George Floyd, certes plus relative au racisme qu’aux inégalités, --mais ces deux phénomènes ne sont-ils pas en partie liés ?--, montre que la colère est prête à s’étendre même dans ce contexte de crise sanitaire.
Alors peut-on imaginer l’économie du ‘monde d’après’ mettant de côté plus de la moitié de la population mondiale et concentrant toujours plus la richesse dans les mains d’un petit nombre ?
Suffit-il de relancer la croissance et ‘d’accroître la taille du gâteau’ pour que tout se remette en place et s’apaise ?
La croissance de ces dernières décennies n’a pas été inclusive. Elle ne le sera pas, sans une détermination très forte de tous les acteurs ; sans volonté affirmée de nos leaders et de nous tous à construire une économie résolument et effectivement inclusive ; sans mobilisation générale, et partenariats multi-acteurs qui viennent casser les silos.
Parmi les 17 objectifs de développement durable définis par l’ONU, l’objectif 16, qui est celui de la paix (permettre à nos enfants de grandir dans un monde paisible… un objectif tout à fait accessoire sans doute ?) ne sera atteint que si les autres objectifs sociaux et environnementaux le sont aussi. Et l’objectif 17, qui est en réalité un moyen, insiste à raison sur la nécessité de ces nouveaux partenariats multi-acteurs.
Une vision de l’économie plus humaine pour la survie de nos sociétés
Alors qu’entend-on par économie inclusive ? Partant du constat actuel, l’économie inclusive est une économie qui n’exclut pas. C’est une économie qui permet à chacune et chacun de ‘recevoir’, en particulier des biens et services essentiels, à des prix abordables, et qui permet aussi de ‘donner’, de contribuer, de manière digne, et décemment rétribuée.
Mais n’est-on pas en train de rêver ? Ne s’agit-il pas d’une utopie ?
Est-il réaliste d’imaginer aujourd’hui une économie qui permette à chacun d’en bénéficier et d’en être acteur ? dans un juste partage de la valeur ? Aujourd’hui au cœur de cette crise sanitaire (du Coronavirus) on pense par exemple aux personnels soignants, aux éducateurs, … ; et à tous ces métiers souvent peu valorisés mais tellement indispensables à notre société. Plus généralement, on pense aussi à tous ceux qui produisent nos vêtements, nos téléphones,… dans les pays émergents…
N’est-il donc pas utopique d’envisager un tel possible ? En réalité, il serait utopique de croire que nous allons pouvoir fonctionner comme avant.. Et fondamentalement, comme le rappelle Muhammad Yunus dans son article du Monde du 5 Mai : n’est-ce pas la raison d’être même de l’économie : d’être ‘un moyen, que nous avons inventé, pour nous permettre d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés‘; et non ‘un piège mortel’ ?
La mise en place progressive de l’économie inclusive dans notre système
L’observation des faits montre aussi qu’une telle utopie est non seulement nécessaire mais qu’elle est aussi réalisable.
Outre les multiples exemples de l’économie sociale et solidaire, particulièrement riches en France et en Europe, différentes formes d’économie inclusive ont émergé ces quinze dernières années :
-les modèles d’entrepreneuriat social, souvent hybrides, promus dans de nombreux pays (USA, Inde, …) combinant subventions ou dons et recherche d’une certaine autonomie financière.
-les modèles de social business, tels que définis par le professeur Yunus : ‘un business créé dans le seul but de résoudre des problèmes sociaux et environnementaux ‘.
Le social business a été développé depuis 2005 par un certain nombre d’entreprises, notamment françaises dans les pays émergents, souvent en partenariat avec Yunus et la Grameen Bank (Danone, Veolia, Credit Agricole ; et aussi BASF en Allemagne).
-celui de modèles dits ‘à la base de la pyramide’, tels que promus par CK Prahalad, professeur de stratégie américain; ce dernier, expliquait au début des années 2000, dans un livre et un article du Harvard Business Review très connu, que les 4 milliards d’individus de la ‘base de la pyramide’ représentaient un potentiel de croissance encore très peu ciblé par les grandes entreprises. Ces dernières pouvaient faire du profit tout en luttant contre la pauvreté : l’exemple le plus connu étant celui d’Unilever, et de la vente de sachets individuels de lessives vendus dans les petites échoppes de bidonville en Inde; d’autres exemples plus élaborés sont ceux de modèles d’accès à l’électricité solaire ou aux lunettes, développés par des multinationales telles que Schneider Electric ou Essilor en Asie et en Afrique. Ces deux entreprises s’attachent à donner accès à des biens et services essentiels, tout en développant les capacités de milliers de jeunes entrepreneurs, formés pour être électriciens ou petits opticiens de campagne. Ces modèles à la base de la pyramide, sont aussi développées de manière très compétitives par des entreprises locales comme M’Pesa (mobile banking) ou M’Kopa (modèles d’accès à l’énergie basés sur le Pay as you go au Kenya).
Une mobilisation globale nécessaire pour amplifier la prise de conscience et l’impact
Au-delà de ces initiatives menées par certaines entreprises, des coalitions d’acteurs émergent depuis peu, visant à construire cette économie inclusive :
En 2009, une dizaine d’entreprises, réunies autour de la chaire Social business d’HEC Paris lançaient avec Martin Hirsch et Emmanuel Faber, l’Action Tank Entreprise et pauvreté, une sorte d’incubateur de modèles d’économie inclusive en France, visant à donner accès à la nutrition, à la santé, à la mobilité, … en France. D’autres Action Tanks similaire ont suivi plus récemment en Inde au Brésil est en Afrique.
Un peu moins de 10 ans après, le mouvement des gilets jaunes favorisait une amplification de ce mouvement, avec la création de la première coalition évoquée au début de cette contribution : la coalition française, avec trois axes d’engagement : un axe d’accès aux biens et services essentiels à tous, un axe d’accès au travail ou à l’apprentissage à tous et axe d’achat solidaire. Cette coalition est donc suivie de peu par celle du G7 : B4IG (Business for Inclusive Growth) qui regroupe environ 38 entreprises des pays du G7, s’engageant à respecter les droits humains, intégrer dans les entreprises des minorités ou publics plus fragiles, et explorer des modèles d’accès aux biens et services essentiels.
Oui, une prise de conscience est à l’œuvre. De plus en plus s’acteurs, et en particulier en France, cherchent à construire des modèles plus inclusifs : Ces modèles sont sources d’espoir. Ils ouvrent de nouveaux possibles.
Et aujourd’hui, nous avons besoin d’une accélération, d’un passage à l’échelle.
Un exemple est celui du programme Mobilize de Renault, qui depuis 2012 tente de répondre au besoin des populations rurales à bas revenus qui ont besoin de voiture pour aller travailler : un modèle innovant de type Leasing abordable a été co-construit par l’entreprise avec l’Adie, acteur de micro-finance qui accompagne les petits entrepreneurs français, ainsi qu’avec la Caisse d’Epargne et Pôle Emploi : la pertinence de ce modèle qui vise à réduire les dépenses contraintes des classes moyennes, est confirmée par le Mouvement des gilets jaunes. Et d’un peu plus de 300 bénéficiaires aujourd’hui, l’enjeu est de changer d’échelle en proposant d’ici quelques mois près de 10.000 véhicules.
Un tel changement d’échelle, qui seul permettra de répondre à l’urgence sociale, suppose l’engagement collaboratif de toutes les grandes parties prenantes :
Les états ont la responsabilité de concevoir et mettre en place, les lois et règlements favorisant la réduction des inégalités. Par exemple en luttant contre les paradis fiscaux, en limitant les écarts de salaires, etc.
Les marchés financiers peuvent introduire des critères d’investissement lié à la réduction des inégalités, comme on le voit apparaître pour le climat. Et des investisseurs à impact au service de cette économie inclusive, que le Forum de Financement de la plateforme B4IG tente de mobiliser.
Les entreprises peuvent créer des fonds d’investissements et/ ou des entités dédiées au développement de modèles d’économie inclusive ; telle que l’approche Mobilize de Renault ; et qui fondamentalement ont la responsabilité de conduire un changement culturel auprès de leurs salariés, développant une véritable culture et conscience de l’impact ; conduisant tous les acteurs de l’entreprise à se poser les questions suivantes : quel est l’impact social et environnemental de mon activité ? Contribue-t-elle au changement climatique et à l’accroissement des inégalités ? ou cherche-elle à réduire radicalement les externalités négatives voire à en créer des positives ?
Le monde académique a bien entendu un rôle important à jouer dans ce changement culturel, par ses travaux de recherche, et par la formation initiale et continue.
Les consommateurs peuvent enfin aussi décider de payer davantage les biens et services qu’ils achètent pour ne pas faire payer aux autres la recherche de prix toujours plus bas. Pour inciter les entreprises à réduire les inégalités de revenus au long de la chaîne de production, un « coût social » pourrait figurer sur l'étiquette à côté du prix d'achat, proposait Brian Hill, professeur d’économie à HEC, dans une tribune du Monde.
La relance verte dont nous avons besoin pour répondre aux immenses défis environnementaux actuels, peut être un formidable levier de construction de cette économie inclusive.
Oui ‘le Monde d’après’ n’est pas un mirage, mais un futur désirable et nécessaire, que nous avons la responsabilité de construire pour les jeunes générations. Il ne peut être que bas carbone, circulaire ET inclusif.