Une boussole pour l’Après
Mireille Delmas-Marty, Professeur émérite au Collège de France, Membre de l’Institut
*Texte paru - Fondation du Collège de France, Une boussole pour l'Après. Par 18 professeurs du Collège de France, Septembre 2020.
*Préface du Manifeste pour le Monde d’après
Il aura suffi d’un simple virus, bien plus léger qu’une aile de papillon, pour faire trembler le monde, au point d’ébranler nos certitudes et celle de nos dirigeants, rappelés à la finitude de l’humaine condition. Tout se passe comme si la pandémie du covid-19 était un signal lancé à notre humanité mondialisée pour lui offrir, après les nombreux rapports du GIEC sur le changement climatique, une dernière chance pour prendre conscience de sa communauté de destin.
Pour saisir cette chance - et transformer la mondialisation sauvage en une « mondialité » apaisée2-, il faudra une boussole. Mais où placer le pôle aimanté dans ce monde où chacun se dit « déboussolé » ? ll y a longtemps déjà que le pôle Nord s’est fixé à l’Ouest, croyant concilier l’esprit des droits de l’homme et la logique des marchés. Porté par les récits du Tout Marché et plus récemment du Tout numérique, le dogme de la croissance devait faire alliance avec les droits de l’homme pour légitimer une « mondialisation heureuse ». Il fallut vite déchanter devant les inégalités croissantes et le retour au dogme souverainiste, réactivé par le terrorisme puis par la pandémie. Simultanément, le changement climatique démontrait les limites de l’anthropocentrisme de nos valeurs éthiques. Et voici que le récit des Nouvelles routes de la soie pourrait accélérer le passage du pôle nord à l’Est, dans cetEmpire Monde où les Classiques chinois situaient déjà, il y a plus de deux mille ans, la vocation universaliste à régner sur le tianxia (« tout ce qui est sous le ciel »). Enfin que va-t-il se passer au Sud ?
J’ai donc entrepris de « fabriquer » avec un plasticien-bâtisseur, Antonio Benincà, une sculpture- manifeste nommée « boussole des possibles »3 qui ne privilégie aucun pôle. Partant, comme les autres boussoles, d’une rose des vents, notre boussole, d’abord ancrée dans le sol4, s’élève en une sorte de ronde aérienne qui donne à voir les tensions aggravées par la mondialisation : sécurité/liberté, compétition/coopération, exclusion/intégration, innovation/conservation. Pour éviter que les sociétés tournent en rond comme des girouettes au gré des vents, nous avons imaginé que cette boussole inhabituelle serait aimantée vers un centre octogonal où se rencontreront les principes régulateurs d’une gouvernance mondiale, inspirés par la « spirale des humanismes ».
Un centre octogonal
Repenser notre rapport au monde, c’est d’abord apprendre à renoncer au superflu pour retrouver l’essentiel, au nom de principes placés au centre de notre boussole, tels que fraternité, hospitalité, égalité, dignité, solidarité sociale, solidarité écologique, responsabilité, créativité. Régulateurs et réconciliateurs, ces huit principes ont vocation à réconcilier les inconciliables. Qu’il s’agisse, face aux migrations, du couple « exclusion/intégration » ; face à la crise sociale du couple « compétition/coopération » ; face au changement climatique, du couple « innovation/conservation » ; ou encore, face à la pandémie, du couple « sécurité/liberté » : en toute hypothèse, la réponse juridique ne sera durable que si elle porte en elle un équilibre dynamisé par ces principes.
A titre d’exemple, les principes de fraternité et d’hospitalité, redécouverts à mesure que se développait la catastrophe humanitaire des migrations, peuvent contribuer à la recherche d’un équilibre entre l’exclusion et l’intégration. Pour y parvenir, il faudra combiner des objectifs communs définis en droit international (du fameux protocole de Marrakech au droit européen) et des critères de fond et de forme inscrits dans les systèmes nationaux. Face à la crise sociale, la compétition et la coopération seront équilibrées par une solidarité sociale ; tandis que, face au changement climatique, la solidarité écologique équilibrera l’écosystème Terre, pris entre innovation et conservation. Enfin, la sécurité comme la liberté trouveront un équilibre si elles sont confrontées à une même limite « indérogeable », celle du respect de l’égale dignité de tous les humains. S’ils réussissent à ouvrir les systèmes de droit, et à faciliter ainsi leur mise en compatibilité, les principes régulateurs nous orienteront vers un droit mondial pluraliste (car interactif) et évolutif (car en mouvement).Pour qu’ils soient universalisables, ces principes devront être inspirés par les divers humanismes.
Une spirale des humanismes
La pluralité de nos sociétés peut être représentée par une « spirale des humanismes », sur laquelle s’enroulent les principales représentations des relations, entre humains mais aussi entre générations présentes et futures et entre les vivants, humains et non humains.
Le plus ancien est l’humanisme de la Relation, qui relie chaque humain aux communautés de proximité, famille, village, tribu, et inspirent encore certaines visions traditionnelles, comme l’Ubuntu en Afrique du Sud, et que nous retrouvons en ces temps de confinement même si l’urgence sanitaire lui impose des limitations. Le plus familier s’affirme au XVIIIème siècle, au temps des Lumières, comme un humanisme de l’Émancipation, qui inscrira les droits de l’homme, y compris les libertés fondamentales (civiles, politiques, économiques, sociales et culturelles) dans la Déclaration « universelle » de 1948. Imaginée comme boussole commune, cette Déclaration, suivie de nombreux dispositifs émancipant les individus humains du pouvoir politique, admet des limitations aux droits et libertés, mais elle les encadre de façon minutieuse (dérogations temporaires, exceptions limitatives mais permanentes, restrictions plus larges admises au nom de la nécessité démocratique) jusqu’au noyau indérogeable de l’égale dignité de chaque être humain, limite absolue, en principe du moins, à la sécurité comme aux libertés. Par la suite, cet universalisme des Lumières, nuancé par le pluralisme des cultures (Unesco, 2001 et 2005), intégrera au raisonnement juridique des techniques comme la marge nationale d’appréciation, pour articuler l’un et le multiple, le commun et le particulier.
Même ainsi pluralisé, l’Humanisme des Lumières ne suffit plus. Dans ce monde caractérisé par des interdépendances croissantes dont la pandémie donne une démonstration terrifiante, qu’il s’agisse des masques de protection, des tests de dépistage ou des vaccins-, doit naître un humanisme des Interdépendances (sociales et écologiques). Enfin, nous commençons seulement à prendre conscience du lien entre l’humanisme et la non détermination, qui devrait limiter l’extension des pratiques prédictives, transposant l’étiquetage et le traçage des produits dangereux aux personnes à risques, avec toute l’ambigüité du terme. Au risque, si l’on n’y prend garde, de renoncer à la spécificité humaine en supprimant responsabilité et créativité. Car le propre de l’humain, ne l’oublions pas, n’est pas d’être en vie, mais d’être responsable et créatif.
Une telle recomposition prendra du temps car elle implique le dépassement de trois dogmes profondément inscrits dans la mondialisation actuelle : le dogme économique de la croissance et du profit autorégulateur, le dogme politique de la souveraineté solitaire des Etats, enfin le dogme éthique, celui de l’anthropocentrisme des valeurs qui place l’homme au centre de la Terre. Une course de vitesse est désormais engagée entre la prise de conscience de notre appartenance à l’écosystème et les effets éclatés de la mondialisation. S’agissant des systèmes de droit, il faudrait que cette révolution « copernicienne » prenne place simultanément à tous les niveaux (national, infranational, trans et international, supranational régional et mondial), et en tous domaines. Mais il y urgence à ouvrir deux chantiers. L’un pour élargir la catégorie des biens à des «biens communs mondiaux» non appropriables, comme la santé ou le climat, et celle de « personne juridique » à des entités titulaires de droits mais non responsables, comme les générations futures ou les vivants non humains. L’autre pour inscrire en droit constitutionnel et international la notion de « limites planétaires ». Trop longtemps aveugles à la finitude des ressources terrestres, que la cosmologie nous donne pourtant à voir comme une évidence, apprenons à protéger cette fragile pellicule vivante qui enveloppe le caillou nommé Terre, car c’est notre commune demeure. Une demeure dont nous ne sommes pas les propriétaires, mais de modestes habitants, de simples passagers en transit, dont elle conditionne le destin.