Constitutionnaliser l’état d’urgence
« En temps de paix, la République n’a jamais connu une telle restriction des libertés ». Ce constat foudroyant dressé par Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, révèle à quel point les contraintes de la covid-19 réduisent à peau de chagrin nos droits et libertés les plus chers.
Le décret du 14 octobre 2020 déclarant l’état d’urgence sanitaire, relayé par le projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire, objet de débats éminemment vifs au Parlement, nous replongent durablement dans une période de restrictions qui, si elles sont adaptées, nécessaires et proportionnées, n’en demeurent pas moins aussi draconiennes qu’indispensables, impliquant un effort collectif particulièrement abrupt rarement éprouvé ces soixante-quinze dernières années.
Cet état de nécessité impose que les libertés les plus absolues soient mises à mal afin de vaincre le virus. Ainsi en est-il de la liberté d’aller et venir, de la liberté de réunion ou encore de la liberté de manifestation, de culte… Plus encore, la pesanteur de la crise sanitaire dans le temps émousse l’exercice effectif d’autres droits comme le droit à l’enseignement, germe de profondes inégalités sociales qui ne se résorberont que difficilement, et restreint la liberté d’entreprendre, assombrissant les perspectives économiques des jeunes générations, souvent considérées comme sacrifiées.
Si la suspension de ces droits et libertés apparait globalement admise au sein de l’opinion publique, au regard de la finalité poursuivie, on ne saurait faire fi d’un mécontentement grandissant mis en lumière notamment par le « mouvement anti-masque », parfois sur trame de conflits intergénérationnels.
La restriction des droits et libertés légitimée par l’urgence n’est pourtant pas nouvelle puisqu’en seulement cinq ans, la France a connu l’application de nombreuses situations d’état d’urgence, issues de deux régimes distincts par les finalités qu’ils poursuivent et les mesures adoptées pour les atteindre :
l’état d’urgence consacré par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, qui peut être déclenché soit en cas de péril imminent soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ; et
l’état d’urgence sanitaire prévu par les articles L. 3131-12 et suivants du code de la santé publique, codifiés par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, qui peut être déclenché en cas de catastrophe naturelle mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population.
Sur le plan juridique, ces régimes relèvent de la loi et ne bénéficient d’aucune assise constitutionnelle, laissant au pouvoir exécutif le soin fixer les mesures adéquates.
Or, ces deux situations d’état d’urgence nécessitent de concilier des exigences d’efficacité publique tout en garantissant un contrôle effectif des atteintes portées aux droits et libertés fondamentaux, en amont comme en aval des mesures adoptées, constituant un équilibre particulièrement délicat à trouver.
Ce débat revêt désormais une acuité certaine dans la mesure où, en sus de la recherche d’une solution la plus pertinente qui soit, il s’impose d’apporter une légitimité aux mesures établies, ce que garantit un équilibre institutionnel clair.
A cette fin, une solution consisterait à affermir le rôle du parlement et du Conseil constitutionnel en inscrivant l’état d’urgence et ses modalités de déploiement dans la Constitution.
Constitutionnaliser l’état d’urgence
La Constitution française ne comporte aucune disposition spécifique à l’état d’urgence.
Pourtant, deux articles consacrent en son sein des régimes applicables en périodes de crise : l’article 16, octroyant des pouvoirs étendus au président de la République en cas de circonstances exceptionnelles - sous le respect de strictes conditions - et l’article 36, relatif à l’état de siège. Ces régimes permettent au pouvoir exécutif de bénéficier de pouvoirs exorbitants du droit commun afin de mettre un terme aux circonstances particulièrement graves qui les imposent.
Or, les récents déclenchements de l’état d’urgence, depuis 2015, reposaient sur de simples lois, qui renvoient au pouvoir réglementaire le soin de prendre les mesures appropriées. Pour autant, ces deux régimes – qui bénéficient d’un terreau particulièrement fertile dans le contexte actuel – permettent une suspension nette de certains droits et libertés fondamentaux.
Il apparait donc indispensable d’inscrire au sein de la Constitution les régimes d’état d’urgence, accompagnés de garanties procédurales respectueuses des droits et libertés fondamentaux.
Par ailleurs, en toute logique, une certaine cohérence juridique nécessite d’inscrire l’ensemble des régimes d’exception dans la Constitution : pourquoi l’état de siège figurerait-il en son sein et non l’état d’urgence ? Cette proposition avait déjà été formulée par le rapport Vedel et la du 1er février 1993 et le rapport du Comité Balladur du 30 octobre 2007. Par ailleurs, la constitutionnalisation de l’état d’urgence avait fait l’objet de vifs débats à l’occasion de la discussion de la loi n°2016-162 du 19 février 2016 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, sans que d’issues favorables n’aient été trouvées.
Enfin, différentes catégories d’états d’urgence pourraient être déclinés, selon leur finalité et la nature du danger en cause – terrorisme, crise sanitaire, catastrophe naturelle…à l’instar, par exemple, de ce qu’anticipent les constitutions espagnole et allemande. A chaque catégorie d’état d’urgence correspondrait un régime spécifique identifiant les autorités compétentes, les procédures et les mesures adéquates, tout en laissant une marge de manœuvre d’adaptation indispensable en temps de crise.
Si l’objectif de l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution réside dans la protection des droits et libertés fondamentaux, renforcer le rôle du parlement et du Conseil constitutionnel en constitue le pendant essentiel.
Renforcer le rôle du parlement en cas d’état d’urgence
Les textes actuels renvoient directement au pouvoir exécutif le soin d’adopter des mesures permettant de suspendre certains droits et libertés fondamentaux, ainsi que le prévoient les articles L. 3131-12 et suivants du code de la santé publique et la loi du 3 avril 1955. En effet, en vertu de ces textes, l’état d’urgence est déclaré par le président de la République par décret en conseil des ministres. Par suite, les préfets peuvent prendre des mesures exceptionnelles dans les départements.
Le parlement n’intervient que pour proroger l’état d’urgence au-delà de douze jours pour l’état d’urgence pris en application de la loi de du 3 avril 1955, et au-delà d’un mois pour l’état d’urgence sanitaire.
De telles limitations de droits et libertés fondamentaux ne sauraient être décidées uniquement par le pouvoir exécutif et appellent donc un rôle accru du Parlement. Ainsi, la Constitution pourrait prévoir que l’état d’urgence soit autorisé par la loi, qui n’interviendrait plus uniquement pour en proroger la durée. Plus fondamentalement, il est indispensable que le parlement préserve son rôle décisionnel pour les situations les plus graves et les questions relatives aux droits et libertés fondamentaux, ce qui relève naturellement de sa compétence en vertu de l’article 34 de la Constitution.
Selon toute évidence, la procédure classique d’adoption de la loi, garante de la réflexion et du débat fixé sur le long terme, n’est aucunement adapté aux situations d’urgences appelant des mesures extrêmement rapides. C’est pourquoi une procédure d’urgence devrait permettre au Parlement de soumettre au vote un projet de loi après un délai limité et adapté mais garantissant un examen au fond. Une telle procédure, spécifique, serait prévue par une loi organique qui déterminerait les modalités pratiques d’adoption d’une loi déclarant l’état d’urgence. Cette loi organique renverrait par exemple à la procédure accélérée de l’article 45 de la Constitution et enfermerait le délai d’adoption de la loi dans un calendrier strict.
Ce rééquilibrage institutionnel, consacrant les rôles essentiels et respectifs du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, revêt une importance primordiale lorsqu’est en cause une limitation dans l’urgence des droits et libertés fondamentaux.
Fonction de contrôle.
Au surplus, la Constitution doit consacrer un contrôle parlementaire abouti des mesures prises par le gouvernement en situation d’état d’urgence, fonction tant historique qu’essentielle consacrée à l’article 24 de la Constitution.
Le pouvoir de contrôle du parlement en période d’état d’urgence a été introduit récemment au sein de l’article 4-1 de la loi du 3 avril 1955(1). Une disposition similaire figure à l’article L. 3131-13 de la santé publique, qui garantit le contrôle des initiatives du pouvoir exécutif par les deux chambres.
Parallèlement, il est indispensable que figure dans la Constitution cette fonction de contrôle des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence.
Renforcer le rôle du Conseil constitutionnel
Dans la mesure où « la loi n’a pas tous les droits », pour reprendre la formule consacrée par Mireille Delmas-Marty, le rôle du Conseil constitutionnel doit être approfondi afin de garantir que l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux soit strictement proportionnée aux objectifs poursuivis dès le déclenchement d’un régime d’état d’urgence, comme lors de son déploiement.
Il s’agit là d’une fonction fondamentale du Conseil constitutionnel. En effet, en matière d’état d’urgence, le juge constitutionnel a été amené à dégager une jurisprudence fournie concernant la police des réunions, des lieux publics ou encore sur les perquisitions administratives – notamment par le biais de la question prioritaire de constitutionnalité.
Afin de renforcer son rôle, un régime similaire à celui de l’article 16 de la Constitution, imposant un contrôle consultatif du Conseil constitutionnel sur les mesures prises par le président de la République dans l’exercice de ses pouvoirs exceptionnels, devrait être prévu lorsque l’état d’urgence est décrété - dans l’hypothèse où cette fonction ne soit pas dévolue au pouvoir législatif – ou lorsque la loi déclenche l’état d’urgence – en cas d’attribution de cette compétence au parlement, comme proposé supra.
En outre, tout au long de l’état d’urgence, la Constitution devrait permettre au Conseil constitutionnel de vérifier que les conditions justifiant un régime dérogatoire du droit commun sont toujours réunies.
Loin d’un gouvernement des juges, il s’agirait d’étendre les fonctions du Conseil constitutionnel – sans bien évidement qu’il se supplée à la volonté politique – lorsque sont en jeux des questions aussi cruciales que les droits et libertés fondamentaux.
Ainsi, un tel régime permettrait de rationaliser les situations d’état d’urgence et leurs applications qui s’en trouveraient accompagnées d’un respect de garanties procédurales strictes et claires, et ne constituerait donc aucunement une « banalisation de l’état d’urgence ». Une telle réforme permettrait de garantir un débat et un contrôle effectif sur les atteintes aux droits et libertés fondamentaux, garantie de la légitimité des mesures adoptées.
En sus de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, c’est bien la garantie d’un rééquilibrage institutionnel et d’un cadre juridique garant des droits qui doit émerger, afin que le pouvoir ne soit pas uniquement aux mains du pouvoir exécutif et de l’administration en pareille situation. Ce rééquilibrage, gage de débat et garantie de la proportionnalité des mesures adoptées, renforcerait sans nul doute la légitimité des actions réalisées en cas d’état d’urgence.