Préface Manifeste - Hic et nunc

Laurent COHEN-TANUGI - Avocat international et essayiste

Je ne crois pas au « monde d’après ». Je m’en méfie même un peu, comme de cette « autre Europe » qu’appellent souvent de leurs vœux ceux qui ne veulent en vérité pas d’Europe du tout.

Evoquer un « monde d’après » suppose tout d’abord d’ériger la pandémie de COVID 19 au rang d’évènement historique majeur, de tournant révolutionnaire dans le cours de l’humanité, de point de rupture. Or il est permis d'en douter, quant à la nature du phénomène – les pandémies ont jalonné l’histoire de l’humanité, et l’origine de celle-ci reste à élucider -, et même quant à ses conséquences sanitaires, économiques et sociales désastreuses, lesquelles sont largement le résultat de l’imprévision et autres carences des gouvernements, notamment occidentaux. En d’autres termes, le caractère exceptionnel de la période que nous venons de vivre aurait pu être atténué, sinon évité.

Je ne crois pas non plus que le COVID 19 sera porteur des bouleversements fondamentaux évoqués ici ou là, mais souscris plutôt à la thèse plus réaliste selon laquelle la pandémie accélèrera des tendances déjà à l’œuvre depuis la première décennie du XXIe siècle, qu’il s’agisse de l’évolution de la mondialisation, de la prise de conscience de l’urgence climatique et des impératifs écologiques, de la montée en puissance de la Chine, de la révolution numérique, ou encore du retour de la géopolitique. Sur ce dernier point, la défaite de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine de novembre 2020 portera sans doute beaucoup plus à conséquence sur l’avenir des relations internationales et du monde que le jeu géopolitique à somme nulle du COVID 19. Dans certains domaines de l’activité humaine, la pandémie n’aura probablement qu'un impact marginal ; dans beaucoup d’autres, conjectures et controverses vont bon train, au grand bonheur des médias.

La troisième raison de mon scepticisme tient à ce que la période inédite que nous venons de vivre nous a surtout fait apprécier à sa juste valeur le « monde d’avant » avec toutes ses possibilités, que nous sommes impatients de retrouver. Et c’est bien ce monde-là – celui de la recherche scientifique, de la puissance économique, du lien social – qui aura démontré sa résilience face au virus et en aura atténué les méfaits. Les surprises positives du confinement resteront toujours des pis allers.

Ces considérations ne signifient pas qu'il n'y ait pas nombre de leçons spécifiques à tirer des erreurs révélées par cet épisode douloureux, notamment en matière de politique de santé publique et d'indépendance nationale ou européenne dans les secteurs stratégiques. Les politiques publiques des États, le fonctionnement des organisations internationales, les stratégies d'entreprises, certains comportements devront être revus et corrigés, ou simplement adaptés. De même à l'échelle individuelle, chacun pourra tirer des enseignements personnels de la période que nous venons de vivre, mais ceux-ci seront éminemment divers, voire diamétralement opposés, en fonction de la situation et de l'expérience de chacun. Tout cela ne suffit pas à dessiner un monde nouveau.Interrogeons-nous alors sur les fonctions de ce discours sur le « monde d’après ». La première est sans doute de conforter les thèses défendues depuis longtemps par les uns ou les autres, qu’il s’agisse de décroissance, de démondialisation, du retour de l’Etat et des nations, de la fin du capitalisme, ou plus pertinemment, de la lutte contre les inégalités et de la transition écologique. Pour ce qui me concerne, la

gestion désastreuse de la crise sanitaire par le trio Trump-Johnson- Bolsonaro confirme, s’il en était besoin, l’incompétence et l’irresponsabilité des leaders populistes occidentaux, sans parler des méfaits de l’autoritarisme chinois ou russe.

La seconde motivation de ce discours, plus importante et prometteuse, est le désir légitime des générations montantes de prendre en mains l’avenir qui les attend, à la faveur de la crise

multidimensionnelle révélée par la pandémie, en en faisant un évènement (re)fondateur. C’est le sens de la démarche dont ce Manifeste est le fruit. La pandémie apparait alors plus comme le catalyseur d’une prise de responsabilité politique hic et nunc que comme un fait historique générateur d’un monde nouveau à advenir. Les manifestations planétaires pour le climat ou le mouvement de protestation internationale engendré par le meurtre raciste de George Floyd s’inscrivent dans cette dynamique de l’urgence. Et l'on peut espérer voir ainsi renaître l'esprit militant des années soixante au service des grandes causes du présent (dont la plupart sont universelles et éternelles), et refluer le moment populiste, réactionnaire et autoritariste qui a terni le monde ces dernières années : La crise que nous venons de vivre offre l'occasion d'une accélération de la lutte contre le changement climatique et d'une relance de l'Europe et du multilatéralisme. Puisse ce Manifeste y contribuer.