Préface Bertrand Badré - Manifeste pour le Monde d'après

Je suis heureux de rejoindre encourager et préfacer avec d’autres la belle initiative du Manifeste du Monde d’après. Aux lignes qui suivent et qui ont publiées dans le quotidien La Croix en Mai je voudrais ajouter quelques idées. 

La crise sanitaire n’est ni en soi une crise financière, une crise climatique ou une crise de la mondialisation. Il y a eu à toutes les époques des pandémies. Il y en aura d’autres. Probablement plus d’ailleurs et nous devons pouvoir nous organiser. Mais cette crise a mis en exergue les défauts de notre cuirasse. Elle a rappelé que nous n’avions pas traite au fond les faiblesses de notre modèle financier après la crise de 2008-2012 et que celui-ci était en soi un des éléments de fragilité auxquels nous étions collectivement confrontés. Nous n’avions aps comme je le rappelle ci-dessous tire les conséquences de cette marée centennale alors même que nous étions confrontés à une nouvelle marée d’une amplitude inédite. 

Nous ne pouvons pas une fois encore passer outre une analyse au fond de nos faiblesses. Il ne s’agit pas de jeter par-dessus bord notre système d’exploitation. Il s’agit de procéder à sa mise à jour et d’adopter une version plus puissante mais aussi plus équitable et plus durable. Cela signifie relever ses manches, ouvrir le moteur, prendre la trousse a outils et procéder aux indispensables réglages. Et donc répondre au fond et sérieusement a deux questions :

  • Quelle économie voulons-nous ? Et si nous confirmons par notre réponse le choix fait en 2015 d’une économie du développement durable :

  • Comment voulons-nous la financer ? Quelle définition du profit ? Quel horizon a notre réflexion ? 

A partir de là nous pourrons commencer à travailler sur nos normes : comptabilité, rémunérations, obligations fiduciaires, reporting , rating ….

C’est un travail long et fastidieux qui ne fera pas les gros titres. Mais il est indispensable. Il doit aussi s’accompagner d’un travail important sur nous-même. Changer est difficile. Tolstoï l’avait dit avec beaucoup de talents : « chacun veut changer le monde mais personne ne songe à se changer soi-même ».

Cela va donc commencer par un travail d’analyse et d’introspection. Pas juste un coup de peinture.  Je fais le pari raisonnable mais pas nécessairement gagnant que la société dans son ensemble devrait être de plus en plus exigeante et moins tolérante avec les passagers clandestins ou ceux dont l’intégrité est contestable. Nous avancerons si nous prenons en particulier chacun a notre mesure notre rôle à cœur comme consommateur, investisseur, collaborateurs et citoyen.  

C’est un travail de plusieurs années voire décennies. Il n’y aura pas de grand soir. Mais plus tard nous commencerons plus la marche sera élevée et le voyage couteux. 

C’est une évolution que nous devons à nous-même mais plus encore aux plus jeunes d’entre nous et notamment ceux qui ont initie ce manifeste. Nous leur laissons une dette considérable. Le marche du travail est dévasté. Les perspectives internationales sombres. Pourtant ils sont enthousiastes. Ils savent que nous avons les moyens humains financiers et technologiques. Que nous manquons peut-être de leadership et de courage. C’est nous qui avons une dette envers eux en fait. La prochaine marée ne doit pas nous surprendre. Nous le leur devons. 

Après la marée du siècle. Et avant la suivante.

Warren Buffet, le célèbre milliardaire américain, avait indiqué avec humour, en pleine crise financière il y a 12 ans : “c’est au moment où la marée se retire que l’on voit qui se baigne sans maillot”. Avec cette image forte il soulignait la fragilité et l’inconscience d’un système financier qui n’avait échappé à la désintégration que grâce à l’intervention massive et coordonnée des pouvoirs publics.

La crise financière était une première grande marée au coefficient centenaire. Nous ne pensions pas alors vivre une nouvelle marée d’ampleur historique aussi rapidement. Nous découvrons avec le Covid, comme après la faillite de Lehman Brothers, non seulement qui n’a pas de maillot mais aussi petit à petit une plage que nous ne reconnaissons plus et un littoral bouleversé. 

   

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Il y a 12 ans nous en avions pris notre partie, Nous n’étions pas morts. Et cela était déjà un résultat en soi. Bien sur nous avions entrepris des reformes, certaines importantes. Mais nous n’avions pas choisi de toucher le système d’exploitation. Le profit comme fin en soi restait le moteur ultime de notre économie. « L’objet social de l’entreprise est de faire du profit », selon la formule de Milton Friedman. Sur cette base s’est développé le « capitalisme actionnarial ». Ce moteur puissant a tiré l’économie mondiale pendant plus de 30 ans. Avec la crise financière il a touché ses limites. Et a montré depuis son incapacité en l’état à apporter une réponse convaincante aux gigantesques défis sociaux et environnementaux auxquels nous étions confrontés avant même que le virus s’attaque à nous. 

Bien sur le virus n’est pas causé par les failles de notre modèle. Mais il met en exergue les défauts de la cuirasse et s’attaque à une plage qui n’a pas été sérieusement considérée toutes ces années. Et cette dernière marée est bien plus forte que la précédente. Le paysage est dévasté. Les épaves gisent sur le flanc, démâtées ou éventrées. Les rochers ont été déplacés. L’horizon est modifié. Certains nageurs méconnus ont conquis l’or olympique. D’autres ont péri. Les courants ont détruit des écosystèmes. Et après la marée, les vents contraires, économiques, sociaux ou géopolitiques, soufflent encore en tempête, annonciateurs d’autres marées hors normes. 

Il ne s’agit pas une fois encore d’attendre le reflux en croisant les doigts. Ni d’invoquer une pensée magique ou de se réfugier dans d’hypothétiques rêves d’après. Nous en avons tous fait. Il faut prendre la mesure de l’évènement. Sortir les outils. Essayer de travailler ensemble. Non pas colmater les brèches ou calfeutrer ce qui peut encore l’être mais s’attaquer au dessin – dessein ? - de notre système et à ses réglages, préserver ce qui doit l’être et modifier ce qui ne répond plus à la commande.

Notre modèle concentré sur la valeur actionnariale est extraordinairement efficace. Trop sans doute. Nous avons optimisé à tous les étages et avons oublié que cela venait au prix d’une fragilité : l’absence de maillot. La problématique des chaines de valeurs étendues comme dans le cas de l’iPhone sur près de 50 pays est maintenant mieux comprise. Découvrir le choix fait de s’en remettre à l’efficacité du marché pour des approvisionnements stratégiques a été un choc. Le « juste ce qu’il faut - juste à temps » ne marche plus en cas de crise mondiale. Nous avions oublié d’enraciner notre système. De lui donner une assise et de travailler à sa résilience, autre mot redécouvert ces derniers mois. Le profit ne vaut que s’il est durable et lui aussi enraciné. Il ne peut être une fin en soi mais doit être un moyen en vue d’une fin. Je reprends à mon compte la formule de mon ami le professeur Colin Maier, de la business school d’Oxford : l’objet social de l’entreprise doit être de trouver des solutions profitables aux problèmes de notre planète et de ses habitants. Non un profit hors sol mais un profit qui découle d’une utilité, tenant compte de l’horizon, de la forme du littoral, des rochers comme du niveau et des besoins des nageurs, qui incorpore dans son calcul ce que l’on appelle les externalités, le prix du carbone aujourd’hui ou celui de la biodiversité demain. Il repose sur un travail de fond à entamer dès aujourd’hui sur nos normes comptables, prudentielles, fiduciaires, de rémunération …

C’est à ce prix que nous serons prêts pour la prochaine marée et que nous bâtirons une société capable de faire face aux chocs. Une économie durable et équitable. Une économie résiliente. Une économie au service de notre planète. Nous n’en avons pas d’autres pour l’instant. Une économie au service de ses habitants  et des plus faibles en premier lieu. Cinq ans après la publication de Laudato Si, le message est plus fort que jamais. Cela ne se passera pas sans effort. Changer, en particulier soi-même, est toujours difficile. Le prix sera élevé. Mais comme pour une assurance il ne parait jamais aussi élevé qu’avant l’accident.