Éditorial - Tous combatifs pour nos libertés
Par Emmanuel BENHAMOU
Le 7 janvier 2015, le fanatisme emportait avec lui la liberté et le droit au blasphème. Mouraient alors Charb, Wolinski, Cabu, Bernard Maris, Honoré, Tignous, Elsa Cayat et tant d’autres. Ainsi s’en allaient des consciences lumineuses, ardentes défenseures de la liberté. Le lendemain, une policière municipale était tuée par le même homme qui assassinera cinq personnes lors d’une prise d’otage dans un magasin cacher, parce que juives.
Ces 10 et 11 janvier 2015, nous nous sommes mobilisés de façon exceptionnelle et transcendante. Plus de quatre millions de citoyens étaient présents dans les rues de France, au côté de quarante-quatre chefs d’État et de Gouvernement, symbolisant la cohésion unanime de la communauté internationale, afin de défendre l’essence de la France. Nous organisions spontanément le plus grand rassemblement de l’Histoire moderne française.
Mais le 2 septembre 2020, « le procès des attentats de janvier » s’est ouvert devant la cour d’assises spéciale du tribunal judiciaire de Paris dans une relative indifférence. Les quatorze complices des criminels y seront jugés au cours d’audiences filmées, comme le permet la loi du 11 juillet 1985, votée à l’initiative du Garde des Sceaux de l’époque Robert Badinter, tant cet instant « présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice ». Le laconisme juridique euphémise l’ampleur de ce procès, conscience d’une horreur séculaire qui pèse lourdement sur notre destin. Mais c’est à peine si une agression près des anciens locaux de Charlie Hebdo, déclenchée par l’ire du suspect suite à des caricatures, a réveillé en nous l’horreur de ces attaques terroristes.
A l’heure où nos âmes unies devraient briller de mille feux, nous regardons ailleurs. Notre pusillanimité augure d’un mauvais présage. Des bruits courent, emportant avec eux une adhésion grandissante. Qui n’a jamais entendu sonner le glas incessant de ces râles tumultueux ?
« En 2015, les gens étaient Charlie, maintenant ils ne le sont plus ;
Charlie n’avait pas à jeter de l’huile sur le feu, nous savions ce que nous risquions ;
Le comportement de Mila est inadmissible ».
Et pourtant, les menaces sont toujours présentes. Al-Qaïda les a réitérées le 11 septembre. Elles doivent nous rendre « plus combatifs dans le combat de nos libertés ».
Cette apathie nous dépouille. En témoigne le renoncement de l’Agence France Presse à cosigner la lettre ouverte « Ensemble, défendons la liberté », œuvre de plus de deux-cent médias français.
Seulement, ce procès est décisif. Il nous faut faire société et commencer le travail colossal de mémoire et de réconciliation sur le cataclysme le plus déchirant du troisième millénaire ; ces meurtres qui ont bouleversé l’Histoire de France, tout autant que les rapports que nos concitoyens entretiennent entre eux, et avec leurs droits et libertés.
Il nous incombe de nous saisir avec vigueur et sincérité de la portée de cette épopée judiciaire et historique. Lors de certains procès de la Shoah, il était commun de voir la fraternité des citoyens-justiciables en action, et la solidarité à l’œuvre entre des foules d’inconnus, arrêtés en pleine rue pour entendre le retentissement de la sentence qu’allait subir un criminel nazi.
Mais nous paraissons nous résigner à l’affronter, par une abdication amnésique ; par peur, désintérêt, voire désinvolture. Nous nous inclinons avec une douceur pernicieuse vers la veulerie que Simone Veil nous attribuait et condamnait en tant de crises. Un syncrétisme conduisant vers les pires ténèbres, le refus de nos valeurs, notre Summum bonum le plus absolu.
Parlons de ce procès, questionnons-nous, disputons-nous, mais défendons-nous en protégeant la liberté. Souvenons-nous de nos yeux gorgés de larmes, et de nos gorges tremblotantes en ce sinistre jour de janvier, alors que les paroles de Charb résonnaient avec gravité dans nos esprits ébranlés : « Je préfère mourir debout que vivre à genoux ». Levons-nous et hissons-nous à la hauteur du moment, capables de démontrer l’hybris enragé et inarrêttable qui fait la magie d’être français, et dont ont été capables les révolutionnaires de 89, ceux de 48, et les rebelles de 40 se battant chacun pour la République et la liberté. Il est d’une nécessité impérieuse de relire l’ode d’Aragon en hommage à Péri et d’Estienne d’Orves, « La rose et le réséda » :
« Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra »
Et dans le même temps, alors que nous échappons à notre destin en abdiquant la liberté d’expression sur l’autel d’une insouciance triomphante et insolente, des rebelles de pacotilles s’indignent de mesures de police que l’on juge inadaptées et disproportionnées, violant nos libertés les plus saintes : celles de se rendre au bistrot, et de respirer librement, sans masque ; alors qu’il en va de la santé publique. Cette indécence qui fait montre d’une fatigue insolente de la liberté doit collectivement nous interroger.
Pis, certains appellent même à vivre coûte que coûte, et à résister frontalement à un ennemi microbien au nom de la liberté pour lui montrer la supériorité de la vie – ce qui nous conduirait directement à l’abîme ; ces appels-là de résistance visant à défendre notre art de vivre et relayés de façon solidaire et flamboyante lorsque l’obscurantisme enlevait le 13 novembre au soir la vie de plus de 130 personnes, présentes au Bataclan, ou à la terrasse de cafés.
Zola, lors de l'affaire Dreyfus, conditionnait-il son soutien acharné à l’État de droit, fondement de notre culture républicaine, à une vulgaire sortie dans un bistrot ? Est-ce vraiment comme cela que la République s’est construite ?