L’Intelligence Artificielle sauvera-t-elle la démocratie ?
Nous sommes à un tournant juridique majeur. Le développement du numérique et de l’Intelligence Artificielle (IA) révolutionne la pratique du droit et amène à penser la justice autrement à travers les outils digitaux. Ces mutations ne peuvent pas être ignorées. Ce contexte oblige à s’interroger sur les conséquences de l’intelligence artificielle sur la vie citoyenne, et particulièrement sur la démocratie.
L’IA est une composante du numérique et se définit comme l’ensemble des théories et des techniques développant des programmes informatiques complexes capables de simuler certains traits de l'intelligence humaine.
Les cassandres diront que les algorithmes tuent la démocratie et que celle-ci, déjà mise à mal par une crise de légitimité et de représentativité, ne survivra pas à l’émergence de l’IA. Un certain nombre d’éléments vont d’ailleurs en ce sens et pourraient accréditer cette thèse : les « fake news » en période électorale et plus généralement la désinformation due aux quantités d’informations reçues, l’usage nocif des réseaux sociaux et leur propension à propager de fausses informations ou à influencer les utilisateurs selon des billets commerciaux subjectifs ou encore la cybercriminalité qui déstabilise les démocraties. A titre d’exemple, pour faire une loi, il faut en moyenne 18 mois alors que pour un tweet, il faut 18 secondes. C’est ce décalage temporel qui explique en partie les menaces de l’IA sur la vie politique et démocratique.
L’enjeu n’est pas de céder au pessimisme car l’IA est une formidable avancée qui oblige à repenser les rapports économiques et politiques. L’enjeu réel consiste à connaître les moyens dont nous disposons afin de faire de l’IA une opportunité pour repenser la démocratie et instaurer plus de confiance et la légitimant de nouveau. C’est ici que la régulation intervient, à travers le droit, pour faire en sorte que l’architecture globale soit favorable aux valeurs démocratiques. L’équilibre doit être trouvé entre l’innovation d’un côté, qui doit être encouragée, et la régulation de l’autre, pour éviter les effets négatifs et incontrôlés des nouveaux outils numériques. C’est à travers la régulation – juridique, en tant que garde-fou – de l’IA que la société de demain se construira et consolidera la démocratie.
Prétendre que l’IA « sauvera » la démocratie suppose que ce régime est en crise et n’est plus optimal. C’est en effet la représentativité de la démocratie qui est à réinventer en instaurant plus de confiance et de participation des citoyens. En ce sens, l’IA a un rôle considérable à jouer.
Tout doit partir des modes de régulation et de la fameuse théorie du « code is law »[1] de Lawrence Lessig.
Selon l’auteur, c’est la manière dont sont construites les architectures, c’est à dire l’organisation de l’espace, qui contraint les libertés en obligeant de s’adapter à un design particulier. L’architecture du cyberespace résulte d’une construction humaine qui passe par le code. Selon l’architecture construite, des valeurs différentes seront défendues. Les conséquences que peut avoir l’IA sur la démocratie sont donc le fruit d’un choix politique car le développement technologique n’est pas neutre. Le choix d’une sorte d’IA, celle qui défend la démocratie, plutôt que celle sui s’y oppose, doit être pensé en parallèle des lois en place car ce sont elles qui aboutiront à une régulation finale efficiente. Si des choix techniques sont possibles, c’est alors au politique d’arbitrer pour défendre une IA protectrice de la démocratie, en mettant en place une régulation permettant d’atteindre cet objectif. Dans l’univers numérique, «code is law» et il faut penser la façon dont le citoyen et l’Etat peuvent peser de façon démocratique dans l’émergence de cette régulation économico-technique.
Il appartient à la règle juridique de dicter en amont le choix technique d’architecture propre à l’IA, choix qui est lui-même le reflet des décisions politiques, sociétales et éthiques que l’on veut porter. Puisque le code est droit, c’est une régulation du code qui est nécessaire afin de faire de l’IA un outil au service de la confiance démocratique.
S’agissant des professions juridiques impactées, l’Avocat, sismographe de l’état social et politique de la société, verra son rôle évoluer. Ce défenseur de l’Etat de droit, des libertés fondamentales et de la démocratie doit utiliser ces outils numériques à sa disposition.
Si certains craignent un remplacement par des algorithmes ou par une intelligence artificielle, la vérité c’est que la « destruction créatrice » propre à Schumpeter s’appliquera dans l’évolution de la profession. Le digital ne doit pas effrayer mais doit au contraire s’inscrire en complémentarité́ de l’expertise de l’avocat et lui permettre de se recentrer vers des fonctions à haute valeur ajoutée, et non le remplacer. Non, l’avocat ne se fera pas « ubériser » par les robots ou les start-ups du droit. Il s’agit ici d’appréhender l’évolution de la profession comme une opportunité́ et non comme une menace pour exercer là où la demande en droit émergera. De technicien du droit, il devra désormais être un véritable entrepreneur, bien conscient des enjeux et proactif pour réinventer les nouvelles règles régissant sa profession et lui permettant d’être au fait des évolutions numériques de la société.
La démocratie doit se servir de l’IA comme un outil à son service, et pas à son détriment. C’est ici que la règle juridique, faite par le législateur, intervient en tant que mode de régulation.
Un certain nombre de moyens existent pour revigorer la démocratie avec l’aide de l’IA :
S’agissant tout d’abord de la refonte de la démocratie participative à travers les outils numériques, apparaissent depuis une quinzaine d’années, des mouvements sociaux qui se servent d’internet pour se coordonner, organiser les débats et se structurer. Ces outils, ce sont les civic tech, les « technologies citoyennes ». C’est une galaxie, voire un univers, qui va de la consultation directe, la pétition en ligne à des outils de contrôle de l’action publique, de « lobby citoyen ». C’est ainsi que l’IA peut aider à instaurer plus de confiance et de proximité entre les citoyens et ceux qui les gouvernent en permettant ainsi de réinventer la démocratie.
L’IA est une formidable opportunité pour l’avenir des démocraties. Le juste équilibre entre l’innovation et la régulation doit être trouvé afin de créer une Europe championne en intelligence artificielle. Cette « IA Nation » incarnée à travers un ambitieux « programme Apollo pour l’IA » doit se concrétiser. L’Union européenne aurait tort de ne pas de saisir de la question.
[1] Code :Version 2.0, Lawrence Lessig, 2006