Éditorial - Notre tâche essentielle : concilier nos racines et nos ailes

Un des enjeux géopolitiques - si ce n’est l’enjeu - structurants du XXIe siècle est la contestation de l’Occident, menée par la Russie poutinienne et la Chine communiste, dans une dialectique à dimension civilisationnelle : l’Ouest est faible car décadent, d’où la nécessité de la victoire d’un contre-modèle que l’Orient incarnerait. La critique russe de la décadence occidentale est presque aussi ancienne que l’âme russe : la Russie, en particulier depuis le règne de Pierre le Grand, a toujours oscillé entre occidentalisme et slavophilie, mais en insistant toujours sur la plus grande moralité de l’esprit russe [1]. A ce titre, dans ces pages à l’encre à peine sèche de l’Histoire, il convient de convoquer l’homélie du patriarche de l’Église orthodoxe de Moscou, Kirill, lors du dimanche de la Saint-Jean (06.III.2022) qui, pour déterminer la corruption de l’Occident, met en exergue un “test très simple et en même temps terrifiant : il s’agit d’une parade de la gay pride” [2]. Si l’argument convoqué dans la plaidoirie liturgique du patriarche moscovite est pour le moins grotesque, le fond de l’accusation - le thème de la décadence de l’Occident - mérite que l’on s’y attarde lucidement.

 

                  Le progrès est l’avancée majeure de siècles d’humanisme et de science. Celui-ci est, tel le dieu Janus, biface. Primo, le progrès scientifique, incarnée par l’innovation. C’est par le progrès que l’on est allé sur la Lune, que l’on a éradiqué (et espérons-le éradiquera davantage) des maladies dévastatrices, que l’on construit plus, plus haut, plus vite, sans que l’homme en pâtisse. L’innovation est une force émancipatrice de l’homme, qui peut mieux se comprendre ainsi que son environnement. Deuxio, le progrès social, reposant sur la liberté et l’égalité. La promesse révolutionnaire (à double titre) du premier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’est répandue au fil des ans, mettant fin à l’esclavage, à la discrimination, aux inégalités. La démocratie réunit les femmes et les hommes à la définition du bien commun, souverainement, librement, également. Comment nier alors la force de l’Occident ? Serait-cela la décadence ?  

 

                  Or, tout est question de limites et de respect. Et avant tout respect de soi, des besoins profonds, éternels de l’homme : le sacré, l’honneur, la solidarité. Accusant la civilisation occidentale de nier la culture “noire”, Léopold SEDAR-SENGHOR parle d’un “arrachement de soi à soi”. Mais l’écho va bien au-delà de cette dénonciation de la pratique coloniale. Relisons ainsi avec attention L’Enracinement de Simone WEIL [3] : “l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine”. Sous la plume de WEIL, ce n’est pas une vision nationaliste, renfermée, barrèsienne : point du tout, c’est un besoin d’ordre spirituel, humain, passionnel ; une nourriture du passé pour construire ensemble un avenir. En effet, on ne peut que constater la nature foncièrement corruptrice du matérialisme : est-ce le bonheur que le bien-être matériel ? Est-ce bon de changer chaque année d’iPhone ? De penser et partir sans arrêt en vacances ? De cultiver le cynisme et le consumérisme comme modus vivendi ? C’est aussi la leçon d’une autre grande philosophe, Hannah ARENDT, dans sa Condition de l’homme moderne : le règne de l’homo faber ne grandit pas l’homme, qui se coupe de l’esprit de responsabilité, de l’esprit de gratitude (bref, de l’esprit tout court). “Le monde devient inhumain lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence” écrit-elle ainsi. Si vrai. 

Cette critique du matérialisme occidental, mâtiné de la philosophie libérale-libertaire, connaît une nouvelle actualité, une impérieuse acuité : l’urgence écologique. Est-il soutenable de consommer toujours et encore, dans une sorte de plaisir autoréférentiel ? Pour l’homme, pour les animaux, pour les paysages, pour nos mers et océans, pour nos montagnes, pour les pôles, pour la nature : la réponse est non. Néanmoins, n’allons pas trop vite en besogne [4] : il ne s’agit pas de ma part de plaider pour la décroissance absolue. Les fruits de la croissance sont nécessaires pour sortir les gens de la pauvreté, pour construire des musées, pour agrandir des hôpitaux, pour financer l’innovation si précieuse, et cela sans déraisonnablement s’alourdir du fardeau intergénérationnel d’un endettement toujours plus massif. Il s’agit donc pas tant de dénoncer la croissance per se, que son contenu. De penser pour refuser, après les “bullshit jobs” de David GRAEBER, les “bullshit shops”.

 

                  Nous le voyons donc, l’enjeu de notre civilisation, notre tâche anthropologique commune est de (ré)concilier l’innovation et l’intemporel, le progrès et l’éternité, nos racines et nos ailes. Un arbre aux racines trop imposantes empêche d’autres arbres de naître. Et voler trop haut nous fait in fine nous brûler les ailes, aux éternels regrets d’Icare. Cet effort médiateur est plus que jamais essentiel. Essentiel politiquement, car un équilibre fort entre progrès et ancrage fera échoir la propagande vantant les contre-modèles orientaux qui fragilisent nos démocraties. Essentiel écologiquement, car marier l’innovation par la science et la grâce de la nature permet des écosystèmes viables, “apaisés”. Essentiel spirituellement, car fondamentalement l’homme s’abîme viscéralement s’il ne s’entend que comme un consommateur. Dans un discours resté célèbre, aux accents si russes, Alexandre SOLJENITSYNE, tout juste sorti du goulag, déclamait sans concession à Harvard des mots qui résonnent encore dans les linéaments de notre monde : “A l’Est la foire du Parti, à l’Ouest la foire du Commerce”) [5]. Le “courage de la nuance” (Jean BIRNBAUM), pour articuler liberté des destins et besoins de l’âme, est nécessaire pour une civilisation non seulement apaisée mais durable. Comme le dit brillamment CAMUS dans son discours de réception du Nobel, lui le grand lecteur de WEIL, il faut “empêcher que le monde ne se défasse”. Alors, tissons ensemble nos racines et nos ailes, pour éviter de s’arracher à soi-même. 

[1] Le lecteur pourra notamment lire pour approfondir cette tension innervant les siècles modernes de l’histoire russe : Marie-Pierre REY, La Russie face à l’Europe (2016) ; Mark GALEOTTI, Brève  histoire de la Russie (2020)

[2] Pour une version traduite en français et commentée, voir https://legrandcontinent.eu/fr/2022/03/07/la-guerre-sainte-de-poutine/

[3] On pourra lire à profit, à titre d’analyse brève cet écrit de WEIL, les articles dans la revue Commentaire de Paul-François SCHIRA ou l’analyse d’Eugénie BASTIE dans l’ouvrage collectif Eloge de la politique

[4] On pourra lire notamment l’ouvrage récent : Bérénice LEVET, L’Ecologie ou l’ivresse de la table rase (2022)

[5] Alexandre SOLJENITSYNE, Le déclin du courage (1978)