Tribune - RSE et devoir de vigilance des entreprises : la paille et la poutre

Le devoir de vigilance des grandes entreprises en matière de droits humains et d’environnement va-t-il s’imposer comme un nouveau standard international ? Ou faut-il repenser le problème pour éviter l’impasse ?

L’âge juridique de la RSE

La loi française du 27 mars 2017 a rendu les sociétés mères des groupes responsables des dommages causés par leurs activités et celles de leurs fournisseurs, en matière de droits des personnes et de l’environnement, dès lors que ces groupes n’auront pas fait preuve de la vigilance nécessaire pour éviter ces dommages. Sont dans la ligne de mire les catastrophes écologiques, accidents industriels ou exploitation du travail forcé pouvant résulter indirectement des activités d’une entreprise, dans toute sa chaîne de valeur.

 

Cette loi est l’un des premiers exemples d’une responsabilité sociétale des entreprises (RSE) sortant de l’âge des actions volontaires -parfois dévoyées par un marketing abusif- pour entrer dans celui du « droit dur », pour le meilleur (une effectivité plus réelle) et le moins bon (formalisme de conformité et judiciarisation de la gestion des entreprises).

Une loi allemande publiée le 22 juillet 2021 a adopté les mêmes principes. Un projet de traité est à l’étude auprès de l’ONU pour réguler les activités des entreprises transnationales en matière de droits humains. Mais le succès de ces initiatives internationales n’est pas encore assuré, comme le montre le retard pris par le projet de directive dite « Gouvernance d’entreprise durable », qui doit donner une envergure européenne à cette approche de vigilance responsable.

 

Il faut dire que le projet transmis en mars 2021 par le Parlement européen à la Commission (2020/20129(INL) https/www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0073_FR) a adopté une approche maximaliste, poussant plus loin les contraintes sur les entreprises sans résoudre quelques questions fondamentales. Depuis, les consultations menées font ressortir une opposition forte entre les ONG, porteuses de cette ambition transformatrice, et les représentants des entreprises, moins enclins à des changements de paradigmes mal maîtrisés. La présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022 paraît cruciale pour l’avenir de ce projet. C’est un test pour l’ambition de l’Union de faire de la RSE un élément de la compétitivité des entreprises européennes.

Avantage comparatif ou boulet ?

L’UE revendique d’être une place forte de la production de normes ambitieuses, apportant aux forces du marché un sens nouveau, en ligne avec les attentes des citoyens et des consommateurs ; mais elle sait la différence entre des normes créant un avantage ou un désavantage compétitif pour nos entreprises. La loi française sur le devoir de vigilance rend les seules sociétés de droit français responsables des risques sociétaux et environnementaux résultant de leurs activités dans

le monde entier : cela est fort noble, mais ne correspond certes pas à l’approche américaine qui est plutôt de sanctionner par les lois américaines les abus des entreprises agissant partout dans le monde sous quelque pavillon que ce soit, par exemple en matière de corruption ou de travail forcé. Le vote récent de la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021 a donné l’occasion à nos parlementaires d’agiter le drapeau de l’exemplarité : la loi prévoit que les sociétés soumises à la loi du 27 mars 2017 pourront être exclues des marchés et concessions publics français, si elles ne remplissent pas leurs obligations au titre de leur devoir de vigilance ; cela revient à n’exclure potentiellement que les sociétés françaises, seules soumises à la loi… Si l’on se rappelle que les entreprises françaises figurent généralement en tête des classements internationaux de RSE (tel que l’étude Ecovadis parue en décembre 2021), on doit en conclure que cette sanction est une parfaite application de la parabole sur la paille et la poutre ! 

 

On ne peut nier le lien entre une réglementation exigeante et les meilleurs résultats obtenus dans ces classements. Le modèle français peut faire mieux toutefois, en n’étouffant pas les bonnes volontés et l’innovation sous le formalisme et les menaces de sanctions.

 

Des actions positives plutôt que des épouvantails                   

Si de nouvelles exigences doivent peser sur les entreprises en matière de RSE, il n’est guère concevable qu’elles soient un poids pour nos seuls producteurs, mais pas pour les importateurs sur le marché unique, proches ou lointains. Une barrière non tarifaire, imposant un niveau d’exigence RSE aux importateurs, paraîtrait plus appropriée. A ce stade, le régime de sanction imaginé par la loi française ressemble beaucoup à un épouvantail, inefficace car au service d’un droit flou. Il y a des outils plus utiles à développer : accords de filière, labellisation, incitations... Enfin, la mise en place d’un observatoire ou d’un régulateur public devient maintenant nécessaire, pour fédérer les énergies et dénoncer les abus, sans tomber dans la surenchère. 

 

La RSE progresse fortement actuellement, sur plusieurs plans : transparence dans l’information, labellisation, comptabilité et valorisation où l’IFRS et l’EFRAG viennent de lancer des travaux importants permettant d’espérer des référentiels internationaux unifiés.  La vigilance est à l’ordre du jour, mais il paraît urgent de mesurer les habits juridiques dont on veut la doter : elle vaut mieux que les premiers textes votés, trop novateurs pour être pleinement opérationnels, et trop marqués par la passion de punir. On ne peut pas faire de RSE sans les entreprises, ni en leur en faisant porter toute la charge. Il est temps de dessiner un cadre d’action collective, et de mettre en place un organisme de régulation.