Compte-rendu du dîner-débat avec Etienne KLEIN, physicien et philosophe des sciences

Le Cercle Orion a eu le plaisir et l’honneur de recevoir ce mercredi 13 avril le physicien et philosophe des sciences Etienne KLEIN, auteur notamment du récent “tract” Le Goût du vrai chez Gallimard (2020), pour des échanges passionnants autour de la question de la raison et du progrès scientifique à l’heure de la crise sanitaire. 

 

Un premier axe de nos échanges a porté sur la question de la confiance en la parole scientifique. Etienne KLEIN a débuté sa prise de parole par une contextualisation statistique : si, avant la pandémie de COVID-19, la confiance dans les scientifiques (notion dont il reste à préciser le contenu exact) était à un niveau très élevé (90% environ) et équivalent aux autres pays européens, elle a chuté de 20 points — amplitude dont la force est singulière à la France. Pour expliquer cette donnée, il convient de revenir sur la distinction fondamentale entre science(s) et recherche : la première décrit l’état actuel des connaissances établies ; la seconde correspond à la pratique, fondamentalement discursive quoique méthodologique, de la détermination de réponses à des questions que l’on se pose. Or, face à la pandémie, les Français ont apparu confondre les deux concepts, en considérant que les débats et tâtonnements scientifiques (sur les déterminants et cinétique de la propagation virale, l’efficacité d’hypothèses de traitements, etc ; champ de la recherche) propres à cette phase de recherche relativisent la parole des scientifiques, dont la vérité (domaine de la science) acquiert ainsi un statut propre à l’opinion.

 

Un deuxième axe de nos échanges a porté sur la question de la foi dans le progrès technique. Pour illustrer cet enjeu, Etienne KLEIN a fondé sa réponse sur une conclusion de son rapport co-dirigé avec Gérald BRONNER à l’Académie des technologies : ils relèvent un basculement de l’occurrence dans les discours publics du terme de progrès, omniprésent dans la majeure partie du XXe siècle, vers celui d’innovation autour des années 1990-2000. Revenant à la source étymologique de ce dernier terme, innovatio renvoyant au concept d’avenant juridique (et donc à un nouvel instrument introduit en but de conserver une certaine donne), Etienne KLEIN souligne qu’on est passé d’une volonté de projection vers un imaginaire futur à celle d’une conservation de l’acquis - bien que dans les deux cas à l’aune de la technologie - qui montre une rupture d’enchantement collective : avec justesse, il pointe ainsi que les jeunes ne sont plus “pressés de vieillir” pour voir un futur attrayant comme jadis, au contraire. 

 

Un troisième axe de nos échanges a porté sur la question de la gestion des risques. Si la gestion et l’anticipation des risques doivent être une priorité pour les pouvoirs publics, celles-ci se fondent sur un rapport cognitif nouveau à leur endroit. En effet, nous sommes passés du danger - qui fait partie de la vie, de la condition humaine - au concept de risque. L’augmentation des risques ne relève pas d’une hausse des dangers (il vaut sur de nombreux aspects vivre aujourd’hui que dans les années 1950 par exemple), mais d’une meilleure détermination scientifique : le risque est accessible à la connaissance, probabilisable, et donc maîtrisable. Etienne KLEIN a appuyé sa démonstration sur un exemple concret et une citation. Primo, il souligne que, face à la menace terroriste, si la solution pour anticiper et donc gérer les radicalisations et projets d’attentats est d’investir dans le renseignement, l'exigence sociale de sûreté (entendue comme volonté totale d’évitement de tout danger) fait décider au politique le déploiement massif de forces de l’ordre (qui constituent pourtant - et fort malheureusement - des cibles aussi pour les terroristes, nuisant donc à l’efficacité dissuasive de la réponse publique). 

Deuxio, le physicien-philosophe convoque une citation de LAMARTINE, alors député de la IIe République : face au premier accident de train en France, alimentant des dénonciations dans l’hémicycle du bien-fondé du rail, l’élu-écrivain clame “Plaignez-les, plaignons-nous [pour le deuil], mais avançons [au nom du progrès]”. Etienne KLEIN de conclure sur cette assertion si véridique : quel responsable politique oserait aujourd’hui prononcer de tels mots ?     

Un quatrième et dernier axe de nos échanges a porté sur la question de la possibilité de déterminer des choix démocratiques sur des enjeux scientifiques incontournables. A notre époque contemporaine, des questions scientifiques et techniques majeurs se posent à nous citoyens : quelle place pour l’intelligence artificielle ? quel rapport au numérique ? que faire des  déchets nucléaires ? … La nécessité de répondre clairement et démocratiquement à ces questions structurantes appelle ainsi des débats - débattre renvoyant étymologiquement au fait de faire tout pour ne pas se battre, éviter la polémique. Cette exigence de concertation rationnelle, inscrite même pour certains sujets dans notre Constitution, requiert la volonté de connaître, de comprendre, d’analyser. Or, en premier lieu, Etienne KLEIN regrette le manque d’intérêt des citoyens pour ces instants de consultation démocratique. En second lieu, il dénonce particulièrement l’absence de connaissances dans la sphère du militantisme, luttant pour défendre ou contester des enjeux à implication techno-scientifique, prenant l’exemple vécue avec de jeunes militants (ou même de responsables publics à notoriété) en faveur de la protection de l’environnement. La faiblesse des connaissances (inculquées à l’école ou diffusées par les médias d’information) ou même de l’appétence d’apprendre conduit à répondre à des sujets, pourtant éminemment techniques, par des affirmations péremptoires, tranchées, sous le prisme de “halos symboliques” (exemple sur la 5G : un discours dénonçant cette technologie que comme un seul moyen de “regarder en bonne qualité du porno dans les ascenseurs” ou, a contrario, un discours affirmant que la 5G permettra d’opérer avec précision des personnes à distance). Pour conclure, mentionnons une nouvelle fois un sondage parlant. Des citoyens ont été questionnés sur les dangers et implications des nanotechnologies. Ils ont massivement répondu de manière tranchée (oui/non, peu de “je ne sais pas”). Or, face à l’ultime question, “pouvez-vous définir ce que sont les nano-technologies”, les participants répondent “non” à environ 95% … 

 

 

Ainsi, Etienne KLEIN appelle à intéresser le public (et notamment les enfants) à la science par la confrontation avec les paradoxes, qui stimulent par essence le questionnement car ils bousculent le sens commun. Une réflexion de 2h30 stimulante au combien pour le Cercle Orion, alors que nous souhaitons dans l’ensemble de l’écosystème Agora, réconcilier l’expertise technique des “sachants” et l’expérience vécue des citoyens. Ce travail est aussi “énergivore” que nécessaire pour éviter la montée aux extrêmes toxique entre technocratie (les élites veulent doivent diriger car elles possèdent seule le savoir nécessaire à bien décider) et populisme (la haine corollaire par les “non-sachants” de ces experts, aspirant à un pouvoir plus démagogique, plus fidèle au “bon sens”). L’expert doit rentrer dans l’arène, accepter ses risques, pour permettre à la démocratie de construire efficacement, intelligemment et harmonieusement un monde meilleur, du moins apte à relever les multiples défis actuels et à venir. Nous partageons pleinement cette aspiration, que nous comptons dans la durée, et de plus en plus, matérialiser.