Compte-rendu du dîner-débat avec Sylvie BERMANN, Ancienne Ambassadrice de France à Moscou
Après avoir reçu quelques jours plus tôt le journaliste et géopoliticien Renaud GIRARD, le Cercle Orion a eu le plaisir et l’honneur de recevoir dans le cadre de l’Initiative Europe puissance l’ancienne ambassadrice de France à Moscou, Pékin et Londres, Sylvie BERMANN.
Un premier temps de ce dîner fut centré sur l’invasion russe de l’Ukraine. Dans son propos liminaire passionnant, Sylvie BERMANN a mis en exergue deux lignes importantes de lecture de ce conflit, qui s’intègre dans une vision structurelle (et structurée) de la Russie selon POUTINE : le sentiment d’humiliation par les Occidentaux et le refus de considérer l’existence d’une Ukraine indépendante.
S’agissant de l’humiliation ressentie par POUTINE de la part des Occidentaux, elle trouve sa racine dès le début du mandat du président de la Fédération de Russie. En effet, il a été très désireux de construire des liens plus étroits avec l’Occident ; en témoigne le très rapide et clair appel téléphonique de soutien au président états-unien BUSH fils à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Négligé, humilié par les Occidentaux, il s’est ainsi engagé pour la défense d’une Russie érigée en contre-modèle, ce que son discours à Munich en 2007 a illustré avec force (et stupéfaction) aux yeux du monde. Une énième répétition d’un balancier historique du pouvoir russe entre occidentalisme et slavophilie. Et une nouvelle fois dans l’Histoire, sanctionnant l’Occident, l’hubris a engendré la némésis.
S’agissant de l’admission de l’existence même de l’Ukraine, il convient de revenir à l’histoire originelle de la Russie. Son berceau, c’est la Rus’ kievienne, ce qui a longtemps été un motif de fierté historique pour la population ukrainienne. Or, la trichotomie slave Grande Russie / Petite Russie (Ukraine) / Russie blanche (Biélorussie) est la grille de lecture territoriale de la Russie kremlinienne. Convoquant la phrase de Z.BRZEZINSKI « la Russie sans l’Ukraine cesse d’être un empire », Sylvie BERMANN a mis en exergue que la conjonction d’une volonté poutinienne de restaurer la puissance russe aux yeux du monde et d’une crainte obsidionale face à l’OTAN sur son flanc occidental suite aux vagues successives d’extension (et aux aspirations démocratiques des citoyens ukrainiens) a précipité une guerre qui, si elle est irrationnelle d’un point de vue stratégique, à une motivation profonde mûrie depuis longtemps, l’article « analytique » de POUTINE sur l’unité des Russes et des Ukrainiens le démontrant une fois encore. Alors même que la Russie se devait de respecter notamment la Charte de Paris (1990) et le mémorandum de Budapest (1994), et que sous l’ère soviétique avait été confié à l’Ukraine un siège de membre à l’Assemblée générale des Nations unies …
Sur la situation militaire en cours (au moment du dîner-débat), Sylvie BERMANN a souligné la nécessité politique pour Vladimir POUTINE de conquérir Marioupol, au sud du Dombass. Aux accents de vengeance (la ville ayant résisté à la suite de la constitution d’autorités de fait dans le Dombass par des séparatistes pro-russes en 2014), la prise de Marioupol est l’enjeu de la victoire - POUTINE et ses siloviki ayant renoncé à “dénazifier” le gouvernement en place à Kiev. La prise de Marioupol, donnant l’accès à la mer d’Azov, serait une victoire à la Pyrrus. Sans celle-ci, une complète déroute : aucun gain territorial, mais un pouvoir devenu “paria” devant la grande majorité de la communauté internationale, avec une perte irréversible de ses débouchés gaziers vers l’Europe (alors que la rente fossile est essentielle pour le PIB russe) et un pouvoir fragilisé en interne, nonobstant la féroce répression (15 ans de prison en cas de manifestation sur la “guerre”, ou plutôt selon la terminologie du Kremlin “l’opération militaire spéciale”…).
Cette guerre, qui a mis en exergue aux yeux du monde la faiblesse de l’armée russe, menée par des silovikiapeurés par la réaction éventuelle d’un POUTINE qui s’inspire de plus en plus de STALINE (cf l’interdiction de l’association de commémoration des crimes du stalinisme Mémorial).
Un second temps de ce diner s’est attardé sur des enjeux géopolitiques plus larges, questionnent la place de la France et de l’Europe sur la scène internationale dans le contexte actuel.
En premier lieu, Sylvie BERMANN a rappelé que la France demeure une puissance écoutée par les Etats du monde. En sus d’arguments de hard power évidents (membre du Conseil de sécurité des Nations Unies, Etat doté de l’arme nucléaire au sens du TNP), la France a un soft power inspirant, jalousé : la France a des idées et est à la manœuvre d’initiatives, dans une doctrine géopolitique claire d’appel au multilatéralisme. En ce sens, de manière objective, le président de la République Emmanuel MACRON a permis d’améliorer la respectabilité de la voix de la France à l’international. Ce dernier noue d’ailleurs - et est un des rares, avec notamment Recep Tayyip ERDOGAN qui accueille à Ankara les pourparlers entre Moscou (Serguei LAVROV) et Kiev (Dmitri KULEBA) - une relation de dialogue nourri avec Vladimir POUTINE, très intéressé par ailleurs par l’idée avancée par le président lors de son discours de la Sorbonne (2017) d’architecture européenne de sécurité.
En deuxième lieu, l’ancienne ambassadrice auprès du COPS (le comité politique et de sécurité de l’UE) qu’est Sylvie BERMANN a souligné l’avancée lente mais certaine d’une Europe de la défense, composante essentielle de l’Europe puissance que nous analysons lors de notre actuelle initiative éponyme, qui a connu une étape d’approfondissement aussi importante que rapide avec l’invasion de l’Ukraine.
En troisième lieu, Sylvie BERMANN a mentionné l’enjeu de la présence chinoise et russe en Afrique, ces États ayant joué de l’hubris historique et du désintérêt progressif de la France notamment à l’égard de cette région. La cartographie des désapprobations et des abstentions à l’Assemblée Générale de l’ONU lors du vote de la résolution visant à dénoncer l’invasion russe de l’Ukraine souligne explicitement ce basculement géopolitique d’alliances. L’initiative européenne Global Gateway est un pas de rapprochement entre les Etats européens et africains pour un développement prospère et durable. Mais c’est un pas trop tardif, et sans grande conviction.
En dernier lieu, Sylvie BERMANN a souligné que, s’il est nécessaire d’exiger le respect des droits universels par les Etats onusiens au sens de la Charte universelle des droits de l’Homme, la France et l’Europe doivent cesser de vouloir imposer leurs valeurs, au risque d’une diplomatie perçue comme impérialiste - soit autant impertinente que non pertinente.
Un dîner-débat passionnant donc, d’une richesse remarquable, qui n’a qu’approfondit nos analyses et nos grilles de lecture à l’heure où le Cercle Orion pense l’Europe puissance, et au-delà le monde dans lequel nous vivons et voulons vivre.