Éditorial - Face à la crise sanitaire qui dure, l’impérieux devoir d’anticiper l’incertain

En évitant de nouvelles restrictions de déplacement, le gouvernement a une nouvelle fois démontré son désir d’établir un équilibre entre libertés économiques et libertés individuelles, tout en garantissant la santé publique et l’accès au soin. Il en découle une préférence pour les mesures incitatives en faveur de la vaccination ou qui des obligations individuelles. Un tel choix peut s’avérer gagnant, bien que reposant sur des incertitudes à même de mettre en péril l’efficacité des mesures et qui pourraient contraindre in fine les autorités à adopter les mesures qu’elles avaient jusque-là évitées. Pour autant, la prise en compte de cette incertitude est possible. 

Les mesures de restrictions nouvellement édictées et relativement légères par rapport à d’autres extrêmes en Europe (certains pays ayant déjà décidé de reconfiner leurs populations), reposent sur un constat et des suppositions fragiles. D’une part, sur la décorrélation entre le nombre de contaminations et la pression exercée par l’épidémie sur le système soin de sorte que des mesures fortes telles qu’un confinement (aux conséquences économiques et sociales par ailleurs substantielles) n’eût été proportionnées. Ces mesures se basent également sur la présomption que l’efficacité de la troisième dose (comprise en termes de protection effective et de durée de l’immunité procurée), et le déploiement de cette dernière, seront suffisamment importantes pour juguler la diffusion du virus, et ainsi éviter une situation de crise analogue à celle connue il y a un an. 

Les circonstances ont cependant changé, notamment avec l’arrivée d’Omicron, même s’il existe des premiers éléments encourageants et indiquant un effet moindre sur les hospitalisations que les précédents variants[1]. En outre, les présomptions sous-jacentes à ces décisions reposent sur des fondations fragiles. L’efficacité du vaccin, pierre angulaire de la politique sanitaire, dépend de sa capacité à être adoptée par une majorité de la population, alors qu’une partie de la population réfractaire aux vaccins demeure. Ensuite, la durée de l’immunité conférée par la dose est toujours en discussion dans la communauté scientifique[2] : un déploiement rapide de cette dernière est primordial pour prendre le virus de vitesse et ainsi éviter un affaiblissement de la barrière immunitaire collective. Enfin, si la vaccination constitue un moyen efficace afin d’éviter un engorgement des hôpitaux en agissant directement sur la diffusion du virus, les conséquences indirectes de la forte diffusion virale ne peuvent être ignorés et leurs conséquences peuvent être substantielles. Il s’agit d’une part de la fatigue des équipes soignantes confrontées au Covid-19 pendant plus de deux ans, aux pénuries de personnel dans les structures hospitalières. Potentiellement, l’augmentation des contaminations pourrait déstabiliser l’organisation de la société par les absences concomitantes de travailleurs dans des secteurs essentiels, comme l’a rappelé d’ailleurs le Conseil scientifique. 

Il existe peu de certitudes à l’heure actuelle sur les effets de la nouvelle vague épidémique pour ne pas évoquer l’incertitude qui domine. Ce manque d’anticipation possède des conséquences substantielles pour les agents, qui ne peuvent anticiper ni les conséquences de l’épidémie sur eux-mêmes, ni les décisions prises par les autorités sanitaires. S’il est difficile d’empêcher ce doute d’exister, il apparaît pour autant nécessaire – et à plus fortes raisons alors que le virus paraît devenir endémique –, dans l’édiction des politiques publiques de lutte contre l’épidémie, d’intégrer cette incertitude de sorte à en diminuer ses conséquences néfastes. Il ne s’agit pas de déterminer ce qui est indéterminable mais de définir les grands axes de lutte contre le virus et de développer des stratégies de long terme et stable pour pouvoir répondre aux évolutions de la crise. 

Le gouvernement a déjà commencé à intégrer cette vision de long-terme dans sa stratégie. Le refus de restrictions fortes pour favoriser des mesures individuelles et des fortes incitations constitue un fil directeur bénéfique pour tous les acteurs sociétaux, à même d’envisager les possibles mesures en cas de détérioration de la situation. Cependant, cette ébauche est insuffisante, tant car les décisions prises reposent de prime abord sur des présomptions fragiles et toujours en discussion dans la communauté scientifique, mais également car elle ne parvient pas à développer les outils qui permettent une adaptation des services de soin et de la société aux crises.

Une telle adaptation pourrait prendre place à l’échelle des services de santé. L’engorgement des hôpitaux obère le traitement des autres maladies, soit en raison du manque de moyens qui sont dédiés à la crise, soit car le traitement de ces dernières est directement affecté par la pandémie (on pense notamment aux traitements requérant une forte proximité entre le patient et le soignant). Ainsi, même si les services d’urgence ne sont, pour l’heure, encombrés par les cas Covid-19, les services de soin ne peuvent garantir à tous un traitement rapide et de même substance que s’il avait été en dehors d’une crise, et ce alors que la sortie de crise semble lointaine. L’anticipation pour résoudre ce tiraillement entre la continuité du service public de soin pour tous les malades et le traitement spécifique des patients atteints du Covid est néanmoins possible et souhaitable. Aux États-Unis, des réflexions ont émergé sur les « standards de soin en temps de crise », afin d’intégrer la contingence sanitaire dans l’offre de soin et surtout de répondre aux enjeux d’augmentation des malades, de leur diversité, malgré une stagnation voire diminution des ressources de soin[3]. Cela passe notamment par la recherche du meilleur résultat sanitaire à l’échelle d’un groupe, plutôt qu’à l’échelle individuelle. Ces réflexions sont nécessaires en ce qu’elles permettent aux systèmes de soin de répondre de manière humaine et dans le respect des obligations qui sont les leurs à la tension perpétuelle créée par la crise. Les déprogrammations des soins peuvent ainsi être optimisées, voire limitées, tandis que le personnel de soin peut sortir moins éprouvé avec ces nouveaux standards de crise.

L’appréhension en amont des conséquences de la crise pour mieux pouvoir y répondre de manière efficace et flexible, pourrait aussi bénéficier au secteur économique. Les mesures du « quoi qu’il en coûte » ont eu un effet conséquent sur les finances publiques. L’incertitude est d’autant plus grande que, si, à l’heure actuelle, les dettes Covid cumulées ont été rachetées pour partie par la Banque centrale européenne[4], rien n’est moins sûr quant à la durée pendant laquelle la BCE va garder les fonds dans son bilan. Une remise en vente sur les marchés de ces titres de dette souveraine pourrait ainsi engendrer une hausse des intérêts de la dette souveraine, ce qui engendrerait une pression accrue sur les finances publiques. Une gestion par anticipation de la crise par les services de soin permettrait à cet égard d’éviter de recourir à des mesures strictes d’interruption d’activités qui s’avèrent coûteuses pour l’État à travers le soutien qu’il offre aux entreprises concernées.

Enfin, cette intégration du phénomène crise pourrait toucher plus généralement l’organisation des acteurs économiques. Le développement de principes généraux, modérées mais stables visant à la protection des personnes en privilégiant les mesures les moins coûteuses, les moins intrusives tout en restant les plus efficaces, offrirait des marges de manœuvre larges aux acteurs économiques à même de s’adapter en fonction de leurs circonstances locales mais surtout une capacité d’anticipation des mesures sanitaires gouvernementales. Cela pourrait notamment prendre la forme d’une complémentarité des mesures de protection individuelle et collective (e.g., port du masque FFP2 avec un test antigénique ou autotest peu intrusif) et de contraintes souples sur les activités (comme l’organisation d’événements en plein air ou l’obligation d’un renouvellement fréquent de l’air ambiant), et ce pour une période longue. Des principes clairs et qui permettent l’implémentation de mesures plus ou moins précises mais qui sont prévisibles par l’ensemble des acteurs de la société.

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La crise sanitaire du Covid-19 a bouleversé l’organisation de la société, de ses services de soin, de ses activités économiques. Jusqu’à présent, sa gestion s’est faite au gré des variations des hospitalisations et contaminations, obligeant la société à vivre avec des mesures fluctuantes et plus ou moins fermes pour garantir la stabilité du service de soin. Une telle fluctuation a engendré de l’incertitude, une anxiété, voire de l’épuisement. Cette stratégie ne peut être suivie sur le long terme. Alors que le virus semble s’installer pour une période indéterminée, le gouvernement doit intégrer la contingence de la crise dans ses décisions et politiques. Il s’agit de permettre la connaissance et l’anticipation pour l’avenir par la population, des mesures sanitaires, tout en garantissant l’équilibre entre maintien des activités économiques et garantie de l’accès aux soins. 

 

[1] Ewen Callaway et Heidi Ledford, « How Bad Is Omicron? What Scientists Know so Far », Nature 600, no 7888 (9 décembre 2021): 197‑99, https://doi.org/10.1038/d41586-021-03614-z; Bryan Christie, « Covid-19: Early Studies Give Hope Omicron Is Milder than Other Variants », BMJ, 23 décembre 2021, n3144, https://doi.org/10.1136/bmj.n3144. Cela doit également être nuance par la capacité d’échappement vaccinal a priori plus impotante du variant (Lihong Liu et al., « Striking Antibody Evasion Manifested by the Omicron Variant of SARS-CoV-2 », Nature, 23 décembre 2021, https://doi.org/10.1038/d41586-021-03826-3) et de l’efficacité a minima amoindrie des traitements à base d’anticorps (Max Kozlov, « Omicron Overpowers Key COVID Antibody Treatments in Early Tests », Nature, 21 décembre 2021, https://doi.org/10.1038/d41586-021-03829-0).

[2] UK Health Security Agency, « SARS-CoV-2 variants of concern and variants under investigation in England; Technical briefing: Update on hospitalisation and vaccine effectiveness for Omicron VOC-21NOV-01 (B.1.1.529) », 31 décembre 2021.

[3] John L. Hick et al., « Crisis Standards of Care and COVID-19: What Did We Learn? How Do We Ensure Equity? What Should We Do? », NAM Perspectives, 30 août 2021, https://doi.org/10.31478/202108e.

[4] Ce qui rend nul le coût de la dette pour la France en tant qu’État membre de la zone euro et faisant valoir, à cet égard, ses droits de seigneuriage.

 
ÉditoTom FOURESCovid-19