Crise diplomatique des sous-marins : derrière l'humiliation, un basculement et un défi

Un « coup dans le dos » pour la France

Ce samedi 18 septembre au 20 heures de France 2, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian prononce des mots durs et clairs à l’encontre des gouvernements américain et australien, à l’occasion de la “crise des sous-marins” : « Il y a eu mensonge, duplicité, rupture majeure de confiance, mépris. […] Cela veut dire qu’il y a crise ».

En 2016, la France avait noué avec l’Australie ce que l’on avait baptisé alors le “contrat du siècle” : la livraison de 12 sous-marins fabriqués par Naval Group (un des rares leaders industriels français à l’échelle européenne), avec un retour économique direct de 8 milliards d’euros pour la France. Fin 2021, 500 personnes travaillaient déjà sur le projet et 650 ingénieurs étaient prévus sur le chantier. La raison avancée par Canberra est que les États-Unis leur proposent des sous-marins à propulsion nucléaire (la première fois que Washington livre des appareils à propulsion nucléaire à des États non dotés), contre nos appareils à propulsion diesel qui embarquaient des systèmes de défense américains.

Mais si Bercy se veut rassurant, le ministre Bruno Le Maire refusant de qualifier cette rupture surprise de catastrophe industrielle, l’affront dépasse largement la simple considération économique : résolument en colère, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian exprimait ainsi sur franceinfo: le vendredi 17 (l’annonce ayant été faite dans la nuit du jeudi au vendredi) que la France avait reçu “un coup dans le dos”. La pilule est difficile à avaler au Quai d’Orsay : dans la même interview, le ministre a ainsi comparé Joe Biden à Donald Trump quant à ses manières.

En effet, l’Australie n’a pas renoncé à ses sous-marins. Sous la pression de Washington, et au grand plaisir de Londres, le premier ministre australien Scott Morrison a préféré des sous-marins nucléaires américains. Ceci constitue la consolidation d’une alliance tripartite surnommé AUKUS (Australia, United Kingdom & United States). Pour la France, abandonnée par ses alliés traditionnels anglo-saxons, le silence allemand fut assourdissant.

Ironie de l’histoire : cette révélation a eu lieu quelques heures avant un gala anniversaire d’une victoire navale franco-américaine de la guerre d’indépendance américaine, subséquemment annulé,  et quelques heures après le discours au Parlement européen de la présidente de la Commission, Ursula Von der Leyen sur la position stratégique de l’UE dans la zone indo-pacifique.

Trahie par ses alliés historiques , la France a pris une décision symbolique et historique : le rappel de ses ambassadeurs  aux États-Unis et en Australie.

Un basculement géopolitique des États-Unis affirmé vers l’indo-pacifique

Une fois l’émotion dissipée, il convient d’analyser le contexte et les implications de cette crise diplomatique sans précédent. Si dans le contexte de la guerre froide avec l’URSS, les États-Unis ont axé leur politique stratégique de défense sur la protection de leurs alliés européens, ligne incarnée par la fondation de l’OTAN en 1949 et les actions prises sous son égide depuis la chute du bloc de l’Est (implantations de bases en Pologne, République tchèque et dans les pays baltes), le centre de gravité de la géopolitique stratégique de Washington s’est déplacé au cœur du Pacifique. C’est d’ailleurs en Australie, en 2011, que Barack Obama a annoncé son projet stratégique de “pivot asiatique”. Ce changement a par exemple conduit auretrait des États-Unis d’ Afghanistan.

En effet, la Chine est le nouveau rival systémique des États-Unis et de leurs alliés historiques en Asie orientale  (principalement le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et l’Australie). Cette menace est d’autant plus prégnante que : (i) le dynamisme exceptionnel de la croissance chinoise lui a permis de peser dans le commerce international et, parallèlement, de disposer de moyens financiers pour renforcer son armée ; (ii) mû par un traumatisme profond (tu aujourd’hui par Pékin mais présent) suite à l’humiliation occidentale au XIXe siècle de son histoire impériale millénaire (guerre de l’opium, sac du Palais d’été en 1860), la Chine cultive multi-dimensionnellement sa revanche [1] [2] ; (iii) la Chine se ré-idéologise avec la doctrine socialiste imposée par Xi Jinping (cf. l’étude d’Alice EKMAN dans Rouge vif - prix du livre géopolitique 2020), ce qui alimente une rhétorique de supériorité du modèle chinois et ainsi attise sa volonté de prédominance matérialisée par le projet des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative[3] ).

Ainsi, face à cette menace sérieuse, les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon constituent désormais une alliance militaire dénommée Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) afin de contenir les appétits chinois en mer de Chine méridionale et plus globalement dans l’ensemble de l’indo-pacifique. C’est notamment dans le cadre de ce rapprochement qu’on eut lieu les exercices militaires communs de Malabar en novembre 2020. De plus, en écho à l’affaire des sous-marins, le lien militaire entre les États-Unis et l’Australie est ancien et fort : ainsi, l’ANZUS (Australia New-Zealand United-States Security Treaty) est, depuis 1951, la pierre angulaire de cette alliance militaire. Ainsi, l’Australie fut aux côtés des soldats américains dans nombre de guerres régionales à l’instar de la guerre du Vietnam. Ce lien particulier, décuplé par la crainte de plus en plus forte qu’inspire Pékin, fut fatidique dans l’attitude de Canberra à l’égard de Paris.

 

Un défi : assurer la défense européenne et l’autonomie stratégique française dans l’indo-pacifique

Ce basculement géopolitique des États-Unis doit nous pousser à agir pour assurer dans la durée la protection du continent européen. Alors que l’OTAN a été vantée par les trois candidats à la chancellerie allemande et est fermement défendue par nombre de pays d’Europe centrale et orientale,  au premier chef la Pologne, le pivot stratégique du Pentagone vers le Pacifique doit constituer l’occasion d’une réévaluation de la nécessité de constituer une défense européenne solide. En effet, l’automaticité de la défense de l’Europe par les États-Unis, assurée par l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord pourrait être remise en cause si les principaux intérêts stratégiques américains continuaient à s’éloigner de l’Europe .

Aujourd’hui, des initiatives militaires européennes communes existent. Par exemple, la force Takuba, qui opère aujourd'hui aux côtés de l’opération Barkhane au Sahel, regroupe auprès des militaires français des soldats européens, notamment estoniens et tchèques. D’autres pays d’Europe orientale, comme la Roumanie et la Bulgarie, envisagent de les rejoindre. Une telle coopération permet de renforcer les moyens de la France et d’aguerrir des armées nationales plus modestes, dans la lutte contre des menaces communes.

[3]

L’enjeu est, par ailleurs et surtout, de définir une revue stratégique européenne des menaces communes qui doit guider notre action et nos investissements collectifs. C’est à la rédaction d’une telle revue que s’est engagée la présidente de la Commission européenne dans son discours du 15 septembre, annonçant la tenue d’une conférence sur l’Europe de la défense à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne  au premier semestre 2022. Plusieurs leçons peuvent être tirées à chaud de ces récents événements :

-       À l’échelle européenne, il conviendrait, d’une part, de définir une revue stratégique commune européenne listant les menaces actuelles et futures sur l’UE afin d’orienter les investissements militaires et, d’autre part, rendre opérationnel puis renforcer le groupement tactique de l’Union européenne (1500 soldats sous commandement européen, créé en 2007 mais jamais déployé). La nécessité d’une défense européenne autonome est cruciale pour garantir notre souveraineté technologique : l’AUKUS rendra les Australiens dépendants des États-Unis dans la maîtrise des systèmes embarqués dans leurs futurs sous-marins nucléaires.

-      Toutefois, les échecs répétés de cette stratégie de défense purement europénne incitent à ne pas se limiter à une politique purement européenne. Ainsi, il serait contre-productif de s’emporter longuement et de distendre nos liens avec Washington et Londres. En parallèle de l’approfondissement de la défense européenne, il apparaît majeur d’agir de manière pragmatique au regard de la nouvelle donne géopolitique menaçante. Une union rassemblant a minima les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Inde, le Japon et l’Australie doit être édifiée. Elle doit garantir une coopération militaire, commerciale et politique nécessaire afin contrôler efficacement les puissances menaçantes pour la stabilité internationale et assurer la domination de notre modèle. Une telle alliance forte devrait notamment avoir le devoir moral de respecter des traités de coopération et des contrats stratégiques entre certains États membres.

-      Enfin, quelle conclusion en tirer pour la politique stratégique de la France? La crise des sous-marins, si elle peut être absorbée économiquement par Naval Group, fragilise notre modèle de défense. L’armée française est reconnue pour sa qualité opérationnelle. Or, l’exportation de nos technologies de défense permet de financer nos efforts militaires. La rupture du contrat australien pourrait donc fragiliser notre modèle de défense. Il convient donc de définir une prospective stratégique claire pour éviter de tels camouflets.

Tout d’abord, il faut acter que la France est une puissance indo-pacifique.  comme le démontre l’organisation d’n sommet France-Océanie en juillet 2021. De l’île de la Réunion à celle de Clipperton, en passant par la Nouvelle-Calédonie , la France doit impérativement avoir une politique indo-pacifique offensive pour protéger son territoire. Ainsi, l’aire indo-pacifique, doit constituer la priorité de l’action géopolitique française extra-européenne au même titre que l’Afrique francophone. Dès son discours de mai 2018 à Sydney, le Président Emmanuel Macron fut le premier à faire de cet espace un enjeu prioritaire. Il y a notamment  présenté les quatre axes de l’action française dans la zone: l’implication pour la sécurité de la zone ; le renforcement et le développement de partenariats stratégiques ; l’implication dans les organisations régionales ; l’engagement en faveur des biens communs (environnement, santé, éducation) grâce aux multiples actions de l’Agence française de développement.

Ainsi, il est nécessaire que la France défende une politique indo-pacifique forte, autonome et même ambitieuse pour qu’in fine elle devienne un véritable acteur incontournable de la région : elle en a la légitimité géographique et géopolitique et cela évitera qu’elle se voie marginalisée par ses alliés. C’est ce que l’indépendance française implique compte tenu des enjeux géostratégiques futurs.

Conclusion

Il ne faut pas nier que la France a été blessée par la crise des sous-marins. Celle-ci n’est pas réellement fondée sur des motifs technologiques, mais bien diplomatiques. Il est donc nécessaire de s’imposer pour affirmer notre crédibilité auprès notamment du plus puissant de nos alliés, les États-Unis.

Puisque l’aire indo-pacifique est le théâtre des enjeux géostratégiques du XXIe siècle et que nous y sommes géographiquement présents, la France doit s’y rendre indispensable. Cela implique une vision autonome et ambitieuse aux côtés des États de la région, une coopération renforcée (militaire, commerciale et politique) face aux puissances menaçantes, en particulier la Chine.

Afin que la France n’affronte pas seule ces défis, un pilier autonome de défense européenne devient de plus en plus nécessaire. Espérons que la présidence française de l’UE de 2022, convaincra les réticents européens historiques d’élaborer une véritable politique stratégique et militaire commune afin de s’émanciper du partenaire américain.

Au Cercle Orion, où tant la souveraineté française que l’idée européenne nous sont chères, nous pensons que la France et l’UE doivent être un acteur indispensable dans ce nouveau narratif géopolitique, pour défendre nos intérêts et nos valeurs.

 

Remerciements à Thomas BOREL, directeur du comité “Europe, Géopolitique & Souveraineté” du Cercle Orion, pour sa lecture attentive et ses annotations utiles. 

 

À lire, à voir, à écouter …

Émission “C dans l’air” (France 5) du vendredi 17 septembre 2021. Présenté par Axel DE TARLÉ. Avec Pierre HASKI (France Inter, L’Obs), Jean-Dominique GIULIANI (Fondation Robert SCHUMAN), Élise VINCENT (Le Monde) et Tara VARMA (European Council on Foreign Relations).

Émission radiophonique “L’Esprit public” (France Culture) du dimanche 19 septembre 2021, première partie. Présenté par Patrick COHEN. Avec Bertrand BADIE (SciencesPo Paris), Thierry PECH (Terra Nova), Brice COUTURIER, Sylvie KAUFFMANN (Le Monde).

Le dessous des cartes. Le monde mis à nu, “II. Asie : au cœur du jeu géopolitique”. Atlas d’Emilie AUBRY et Franck TÉTARD (septembre 2021).

Revue Conflits, mai-juin 2020 : “Indo-Pacifique : les grandes manœuvres”, et en particulier l’article “L’horizon indo-pacifique : nouvelle priorité pour la France” de Eugène BERG, ancien ambassadeur de France aux îles Fidji.