Quel Grand Jeu pour la France et l'Europe demain en Afghanistan ?
Si l’entrée des talibans dans Kaboul le 15 août et la perspective de l’instauration d’un émirat islamique au cœur de l’Asie centrale font craindre que l’Afghanistan devienne un vivier de formation et de diffusion du terrorisme au niveau mondial, il faut bien se garder de considérer que le pays est en autarcie totale et désormais immunisé des jeux d’influence internationaux. Le retrait des États-Unis, et derrière de l’Occident, ouvre bien au contraire le pays à une compétition de puissances rivales (Chine, Russie, Pakistan, Inde, Iran, etc.) qui n’est pas sans rappeler l’ère du Grand Jeu opposant au XIXe siècle les empires russe et britannique afin d’étendre leur domination à ce territoire montagneux situé aux confins de la steppe eurasiatique et du sous-continent indien. Malgré leur cuisant échec sur le terrain, l’Union européenne et, à travers elle, ses États membres dont la France, peut-elle peser au sein de ce nouveau Grand Jeu ?
Alors que les pays européens et les États-Unis préparaient leur départ, les principales puissances régionales se sont positionnées à l’été 2021 dès avant la montée en puissance finale des talibans en prenant officiellement contact avec ces derniers. C’est notamment le cas de la Chine, qui a reçu sur son sol fin juillet une délégation de dirigeants talibans afin d’envisager la coopération économique et politique entre les deux parties que tout oppose en apparence, entre un État chinois profondément antireligieux et réprimant sa minorité ouïgoure majoritairement musulmane et une les défenseurs d’une théocratie musulmane ainsi que du droit au djihad. Mais la proximité de Pékin avec Islamabad, principal soutien historique de cette branche de la mouvance islamiste afghane depuis sa création en 1994, est une des raisons facilitant ce rapprochement qui pourrait conduire à terme le nouvel émirat à s’intégrer au projet chinois des « nouvelles routes de la soie ». De même, la Russie, qui a d’importants intérêts dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale comme au Tadjikistan, membre de l’Organisation du traité de sécurité collective accueillant la 201e base militaire russe et possédant 1 200 km de frontières avec l’Afghanistan, a accueilli début juillet une délégation talibane afin de s’assurer du respect des intérêts russes dans le pays et chez ses voisins. D’autres pays, comme l’Iran, le Qatar et la Turquie peuvent également être considérés comme des puissances qui ont beaucoup à gagner de l’instauration d’un émirat dirigé par les talibans en raison de leur proximité idéologique fondée sur l’islam politique.
Face à ces puissances pouvant bénéficier de la chute de l’État afghan issu du « nation-building » appuyé par la communauté internationale, d’autres puissances apparaissent perdantes. Sans s’appesantir sur le rôle des États-Unis, principale partie ici mise en échec, le cas de l’Inde est particulièrement intéressant. En effet, ce dernier pays a déployé depuis 2001 d’importants moyens afin de se rapprocher de l’Afghanistan et d’ainsi prendre à revers l’ennemi pakistanais. L’État indien a par exemple financé et construit le parlement afghan en 2015 et un barrage dédié à l’amitié afghano-indienne en 2016 et a soutenu financièrement et militairement la république afghane face à la l’insurrection talibane. L’arrivée au pouvoir d’un groupe soutenu par le Pakistan, son rival principal, et que l’Inde a participé à combattre, ne peut être synonyme que de diminution de l’influence indienne en Afghanistan.
Qu’en est-il de l’Union européenne et de la France ? La position commune de l’Union européenne et de la France sur le sujet est celle du dialogue entre l’ensemble des parties prenantes locales. Elle cache mal le désarroi dans lequel la victoire talibane a plongé les 27, même si certains pays membres comme la France avaient commencé leur retrait il y a déjà plusieurs mois, et les querelles sur la crise migratoire attendue ont pris le pas sur la diplomatie de gestion de crise. De plus, les importants investissements matériels et financiers que l’Union européenne et ses membres avaient effectués en Afghanistan au cours des vingt dernières années paraissent, à l’instar de ceux de l’Inde, perdus.
Néanmoins, il ne faut pas désespérer de la situation et, afin de continuer à peser dans le Grand Jeu en Afghanistan, il faut faire appel à une realpolitik dépassionnée tout en prenant en compte ses effets hypothétiques sur l’ensemble des parties prenantes. Dès maintenant, et surtout lors de sa présidence du Conseil de l’Union européenne au début 2022, la France pourra ainsi prôner plusieurs mesures :
· Un rapprochement avec les autorités de fait du pays, qui paraît indispensable afin de ne pas s’enfermer dans le soutien à une résistance dont les forces et la volonté de combattre nous sont grandement inconnues et dont la reddition aux talibans peut intervenir de la même manière que celle des forces armées afghanes sans possibilité de peser sur ce choix. Il faut aussi penser aux conséquences désastreuses que le prolongement de la guerre civile aurait sur une population locale lassée d’un conflit interminable qui dure depuis plus de 40 ans. Si une reconnaissance officielle de l’émirat islamique d’Afghanistan n’est aujourd’hui pas souhaitable, des canaux de communication diplomatiques doivent être ouverts et maintenus afin de ne pas laisser des puissances rivales comme la Chine et la Russie demeurer en monopole sur place ;
· En matière humanitaire, l’interruption pure et simple de l’aide internationale ne peut être une réponse en raison des grandes souffrances que le peuple afghan continue d’endurer, tout comme une reprise de cette dernière de manière inconditionnée sans tenir compte des persécutions que conduisent les talibans et leurs affidés. Compte tenu du besoin d’assistance économique qu’a le nouveau pouvoir, un conditionnement de l’aide à des mesures politiques comme la participation au gouvernement de personnalités neutres ou non affiliées aux talibans ou sociales telles que le maintien de l’éducation des femmes peut être la base d’une relation constructive, quitte à mettre en balance la possibilité de mettre en place des mesures d’embargo au Conseil de sécurité de l’ONU – les conséquences de ces dernières en Iran pouvant servir d’exemple ;
· Une coopération avec les autres pays non-occidentaux qui ont tout à gagner d’une stabilité renforcée en Afghanistan et ne représentent pas des rivaux systémiques, notamment la Russie et l’Iran. Ces deux États ont tout à perdre d’une déstabilisation de l’Afghanistan et peuvent être des partenaires privilégiés de discussion afin de parvenir à accroître la pression sur le régime taliban.
Ainsi, même si un coup dur a été assené aux intérêts français et européens le 15 août lors de la prise de Kaboul, c’est aussi une relance du Grand Jeu qui est à l’œuvre en Afghanistan dans laquelle nous devons continuer de nous investir afin de peser sur le futur de ce pays stratégique.