Fracture numérique : un déploiement technologique à accélérer sur le territoire français ?
Par Teddy Ben et Paul Demay, Avocats et membres du Comité Tech-Digital
Introduction
La révolution numérique est en marche.
De la blockchain aux cryptomonnaies en passant par les NFT (non-fungible tokens ou jetons non-fongibles) ou encore la plateforme « Ma classe à la maison », les nouveaux outils et technologies révolutionnent les quotidiens personnels et professionnels de tout un chacun, enfant ou adulte, sur un fond d’innovation constante.
Le contexte sanitaire participe à ce mouvement. Du 15 mars 2020 au 15 mars 2021, la France a connu 3 mois et 11 jours de restriction de déplacement, de limitation des interactions physiques et sociales accélérant le processus de dématérialisation des activités, du travail, des relations sociales ainsi que des démarches administratives.
A ce titre, on peut noter qu’en 2020, le commerce de vente de détail en ligne a progressé de 22,2 % contre 15,1 % en 2019. La stratégie nationale Action publique 2022 a comme objectif une dématérialisation prioritaire des 250 procédures les plus utilisées par les particuliers et les entreprises d’ici à 2022. En 2020, 70 % le sont y compris depuis un smartphone.
Cependant, la maîtrise des outils numériques, rendant possible cette dématérialisation quasi intégrale de nombreux secteurs, se heurte à certains constats.
L’ARCEP dans son rapport d'activité 2020 révèle qu’une fracture numérique persiste entre les communes les plus denses où près de 93 % des locaux peuvent bénéficier d’une connexion très haut débit (< 30 Mbit/s) et les zones rurales où ce pourcentage n’atteint que 40 %. Ces inégalités d’accès au numérique accentuent le sentiment d’une France à deux vitesses.
Face à ce constat, les pouvoirs publics ont mis en place le Plan France très haut débit (1), s’appliquant également aux DOM-TOM (2). Ce premier plan a été complété par le New Deal Mobile (3), afin d’enrayer d’illectronisme progressant (4), nécessaire réalisation pour résorber cette inégalité sociale (5).
1/ La mise en place du Plan France Très Haut Débit en tant que priorité nationale
La technologie de la fibre est la plus performante en termes de débit et de qualité de connexion. Elle est actuellement en plein déploiement et donc en pleine expansion.
Selon un référentiel commun publié en février 2021 par l’Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes (ARCEP) et le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), 88 % de la population française utilise l’Internet et 78 % en fait un usage quotidien.
C’est dans ce contexte que le Plan France Très Haut Débit (PFTHD), mis en place dès 2013, vise à permettre un accès au très haut débit fixe d’ici 2022 et à déployer la fibre optique directement jusqu’à l’abonné (fiber to the home, FttH) sur l’ensemble du territoire national d’ici 2025.
De par la mise en place de ce Plan gouvernemental, résorber la fracture numérique et remédier aux inégalités d’accès, est devenu une priorité nationale.
Pour ce faire, les « zones très denses », représentant environ 17 % de la population et 18 % des locaux, ont un accès à FttH mis en place par les opérateurs privés développant le réseau sur leurs fonds propres.
Les « zones appel à manifestation d’intention d’investissement » (AMII), représentant environ 38 % de la population et 40 % des locaux, ont un accès à FttH mis en place par les opérateurs privés (Orange et SFR) sur leurs fonds propres.
Les « zones réseaux d’initiative publiques » (RIP), représentant environ 45 % de la population et 42 % des locaux, ont un accès à FttH mis en place par les collectivités publiques. En parallèle, les « zones d’appel à manifestation d’engagements locaux » (AMEL) permettent aux collectivités locales de recourir aux appels d’offre afin de permettre le développement de la FttH.
De 2015 à 2020, le nombre de locaux éligibles à la fibre optique a augmenté d’en moyenne 34 % par an.
En fin d’année 2020, l’ARCEP a indiqué que 85 % des locaux des communes des zones très denses et 77 % des zones AMII étaient désormais éligibles à une connexion FttH, et 32 % des locaux situés en zone RIP étaient éligibles à une connexion FttH.
Ainsi, grâce au PFTHD, de nombreux foyers et de nombreux bureaux ont pu désormais avoir accès à ce qui se fait de mieux en matière d’accès à l’Internet, à savoir la fibre.
2/ La nécessaire prise en compte des DOM-TOM
Beaucoup parlent d’une France à deux vitesses, scindant cette dernière entre la France des métropoles et la France rurale, en oubliant parfois de se pencher sur le cas des départements et territoire d’Outre-Mer.
En effet, en Outre-Mer, le déploiement de la fibre optique fait l’objet d’un important retard, à l’exception notable de La Réunion où 83 % des habitants ont pu être reliés à cette dernière.
En fin d’année 2020, le taux d'éligibilité à la fibre des foyers situés dans les départements ultramarins était largement inférieur à la moyenne nationale de 60%. Par exemple, ce taux était de 26 % pour la Guyane, de 22 % pour la Guadeloupe et la Martinique, et pire, de 0% à Mayotte.
L’importance du déploiement de la fibre optique à la Réunion se traduit par le choix du volontarisme du groupe Océinde (avec son fournisseur d’accès ZEOP), mais aussi par l’installation de la fibre sur le territoire dès 2011 sur fonds propres de ce groupe. Ainsi, dans ce cas particulier, la faillite de l’État et de la puissance publique est compensée par une initiative d’un acteur privé, cette dernière venant au chevet de l’État pour remplir le rôle de celui-ci.
Il est également à noter qu’en Guyane et en Guadeloupe, une intensification annuelle est à constater, tandis qu’en Martinique, le nombre de locaux éligibles augmente en moyenne de 50 % par an depuis 3 ans.
Il sera donc nécessaire de rester vigilant afin que l’accès à la fibre concerne chaque partie du territoire national, et qu’aucune zone, bien qu’éloignée géographiquement, ne soit laissée pour compte.
3/ La mise en place d’un New Deal Mobile
En parallèle du nécessaire accès à la fibre pour les logements des particuliers et les locaux des professionnels, la question de l’accès à l’Internet mobile est également sujet à questions.
Nombre de ces questions ont été traitées par la mise en place, par l’État français, d’un « New Deal Mobile » lancé en 2018.
En effet, il était clair que l’accès au numérique des zones RIP devait être multimodale face aux difficultés de rentabilité économique de la mise en place FttH au sein de ces zones.
Grâce au New Deal Mobile conclu entre les opérateurs télécoms et les pouvoirs publics en janvier 2018, l’État français a fait de l’aménagement numérique du territoire une priorité.
Par cet accord, les opérateurs sont convenus d’accélérer ensemble la couverture numérique du territoire en 4G. En contrepartie, l’État s’est engagé avec l’ARCEP à donner aux opérateurs de la visibilité et de la stabilité jusqu’en 2030 sur leurs fréquences.
A ce titre, deux ans après son lancement, à la fin de l’année 2020, 99 % de la population a accès à la 4G (données opérateurs), seuls 2372 sites nécessitant désormais d’y avoir accès.
Plus précisément, les chiffres suivants nous paraissent être particulièrement intéressants. S’agissant spécifiquement des sites du programme « zones blanches centres-bourgs », 100% de ces derniers seront équipés en 4G d’ici fin 2022. Sur les 2716 sites « zones blanches centres-bourgs » indiqués par le gouvernement, 579 ont déjà été mis en service depuis 2018.
A l’heure où la France tente de terminer à peine le déploiement de la 4G sur l’ensemble de son territoire, la question de l’accès à la 5G se pose déjà en cette année 2021 et pour les mois à venir.
En effet, lancé à la fin de l’année 2020 en France métropolitaine, le déploiement de la 5G suit son cours. A l’heure actuelle, seule une minorité de personne peuvent avoir accès à la 5G, ces dernières se situant majoritairement dans les grandes métropoles.
Son déploiement à une vitesse élevée devra être favorisé, voire prioritisé, afin que chacun puisse avoir accès aux mêmes infrastructures, participant de ce fait à la réconciliation des différents territoires français.
4/ La lutte contre l’illectronisme patent participant de la fracture sociale
L’illectronisme peut se définir comme étant « l’état d’une personne qui ne maitrise pas les compétences nécessaires à l’utilisation et à la création des ressources numériques » (Dictionnaire Larousse).
A l’heure actuelle, et pour le seul territoire français, l’INSEE nous indique que la lutte contre l’illectronisme vise près de 12 millions de personnes (en incapacité d''utiliser le numérique dans leur vie courante). L’accès à du matériel efficient, l’accès à des réseaux FttH, 4G et 5G sont néanmoins des vecteurs de développement de la France et d’exploitation du potentiel régional.
En pratique, d’après ces données, 47 % de personnes manquent d’au moins une compétence numérique de base (comme par exemple, communiquer via une application, chercher une information, utiliser un traitement de texte ou résoudre un problème).
Nous avons précédemment pu constater que la fracture numérique est d’abord une fracture territoriale, mais il apparaît que cette fracture devient de plus en plus une fracture sociale.
Des exemples s’offrent à nous dans nos vies quotidiennes, et ce d’autant plus en période de pandémie : l’enseignement à distance pour les jeunes, la gestion du télétravail pour les entreprises, la prise de rendez-vous aux fins de vaccination, l’exclusion des séniors de la sphère numérique, mais aussi le suivi de la relation client, la réalisation de commandes de marchandises au niveau local ou encore l’obtention de pièces détachées.
Face à ce constat, certains opérateurs économiques se retrouvent dans une attente insoutenable et risquent ainsi d’abandonner des projets dans des zones potentiellement sinistrées d’un point de vue économique.
D’un point de vue social, sans bénéficier à la fois des infrastructures mais également du matériel nécessaire à l’accès à ces infrastructures, c’est tout un pan de la population qui risque d’être laissée-pour-compte.
Également, d’un point de vue culturel, la crise du Covid-19 a obligé les acteurs de la culture à embrasser cette révolution numérique. Le couvre-feu et le confinement empêchant toute représentation avec public, ces derniers ont dû s’adapter et s’ouvrir virtuellement via internet et les réseaux sociaux. Par ce biais, les zones rurales numériquement défavorisées se retrouvent isolées dans des régions subissant déjà un manque d’attrait ; parallèlement, cette mise en ligne de la culture peut aussi bénéficier à des populations n’ayant pas un lien direct avec le monde de la culture, le permettant d’y accéder à moindre coût, rendant en quelque sorte possible l’accès à la culture depuis son salon.
5/ La nécessité de résorber cette fracture numérique
Qu’il s’agisse du très haut débit version fibre ou 4G/5G, internet est un vecteur de développement économique pour les territoires, de développement culturel mais aussi un vecteur d’épanouissement social pour les citoyens.
A l’heure de la dématérialisation des interactions économiques et sociales en pleine pandémie a mis en exergue différentes difficultés sociétales, l’accès aux outils technologiques et numériques ne doit plus être une possibilité mais une stricte nécessité.
Pour ce faire, plusieurs idées peuvent être avancées.
Une aide pour les populations démunies (tant économiquement qu’en raison de leur âge) afin qu’elles aient un réel accès matériel aux outils du numériques pourrait être mise en place, tant dans l’aide à l’achat de matériel que dans la formation à leur utilisation.
Néanmoins, il n’est pas concevable que ces aides et encouragements soient pilotées au niveau de l’État. Au contraire, il parait plus efficace que ce soit réalisé directement à l’échelle des territoires, communes, départements, etc., ceux-ci étant les plus à même de connaître la réalité de cette fracture sur leur propre territoire.
Pour y parvenir, des décisions fortes devront être prises. Il en va de la survie de la cohésion nationale et d’un pan entier du vivre ensemble. Le nier, l’évacuer ou ne pas le prendre en considération serait une faute grave qui n’aurait de cesse d’accentuer la défiance envers les élites et les politiques.