Face aux crises économiques et sociales, le refus de l’autonomie des collectivités comme exutoire

Alors que le ministre des Outre-mer a annoncé, à la suite des violences survenues en Guadeloupe, que la réflexion sur une « autonomie » du département ultra-marin (à la lumière de celle donnée aux collectivités de Wallis et Futuna et Polynésie française tout particulièrement) est ouverte, et qu’un mouvement de fond existe en faveur d’une différenciation des collectivités territoriales et du droit qui leur est applicable et qu’elles appliquent, se pose la question d’une remise en cause dangereuse de l’unité de la République, en plus de risquer d’être inefficace pour résoudre les problématiques locales.

La course qui peut exister en faveur d’une plus grande liberté de gestion des collectivités territoriales ne saurait menacer l’unité de la République et de ses institutions, aux dépens en outre d’une action publique ciblée, adaptée aux enjeux, capable de répondre aux attentes et enjeux.

Subséquemment aux violences urbaines en Guadeloupe, Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer, a annoncé le 27 octobre 2021 que la question d’un changement de statut de l’actuel collectivité territoriale unique était ouverte. Une telle révision viserait à permettre à la collectivité locale une plus grande autonomie dans la gestion de ses affaires et notamment de différenciation vis-à-vis des normes nationales, sur le modèle notamment de la Polynésie française dotée d’un parlement et gouvernement local et pouvant édicter des « lois du pays » (textes réglementaires, v. loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004) dans les domaines pour lesquels le territoire est compétent (notamment la santé, v. loi précitée). Dans cette optique, une autonomie de gestion semble naturellement bénéfique : même si l’on peut imaginer le législateur imposer quel que soit le régime dérogatoire potentiel, la loi concernant l’obligation vaccinale au département, la Guadeloupe aurait ainsi pu se voir donner une liberté dans la conduite de ses affaires de sorte qu’elle aurait pu concevoir elle- même les politiques les plus appropriées pour lutter contre la crise sociale et économique qu’elle connaît. En obtenant une plus grande autonomie, elle s’extrairait d’autant plus des règles d’organisation administrative en ce qui concerne les DOM-TOM (article 73 de la Constitution) ou des normes du droit commun. Or, une telle approche, qui met à mal le principe d’indivisibilité de la République, risque de faillir à parvenir à l’objectif recherché.

En sus d’une rupture avec le principe d’égalité devant la loi qui ne va pas sans créer une incertitude juridique, l’expérience de la collectivité et d’autres le montre; une telle délégation de compétence ne s’accompagne pas obligatoirement de politiques ambitieuses et effectives mais peut tout simplement paralyser l’action publique en l’absence d’autorités publiques capables de concevoir et prendre en charge celles-ci. En d’autres termes, une autonomisation ne saurait être une fin en soi. La collectivité dispose en outre d’un statut déjà particulier à la suite de la création de la Collectivité unique en 2015 qui permit la fusion du département et de la région et une autonomie substantielle dans des domaines tels que notamment la fiscalité (art. 73, Constitution)1. Force est cependant de constater que plus de huit ans après, les difficultés sociales et de développement demeurent prégnantes, faute principalement de moyens financiers suffisants pour que la collectivité puisse assurer les compétences nouvellement confiées, une question qui concerne l’exécutif, l’État ayant d’autant plus tendance à diminuer l’autonomie fiscale des collectivités territoriales. Une nouvelle autonomisation similaire à celle de la Polynésie pourrait-elle apporter une réponse plus efficace ? Rien n’est moins sûr : la Polynésie demeure encore aujourd’hui sans textes légaux applicables en raison de ses nouvelles compétences exclusives pour lesquelles elle doit en concevoir les instruments normatifs entièrement. Le législateur local (et surtout les services de rédaction juridique), pris de court, ne parvient pas éliminer ces trous juridiques qui crée une instabilité, y compris pour le juge qui en est parfois contraint à appliquer des textes pourtant applicables à la Polynésie française par application du statut d’autonomie. La situation de sous-développement ne s’est pas substantiellement améliorée pour autant, du moins dans la même mesure que se sont créé ces vides juridiques2. Sans mener obligatoirement à des politiques publiques plus nombreuses et efficaces, la délégation de compétence permet, en revanche, à l’État central de se délester de ses propres responsabilités. En l’espèce, dans le cas de la Guyane, Le rejet par les manifestants de laquestion statutaire semble d’ailleurs illustrer le hiatus qui s’est constitué entre les attentes d’une population et les désirs de délégation des autorités centrales.

La question d’une nouvelle autonomisation de la Guyane, outre les difficultés liées à la capacité de gérer les possibles nouvelles compétences, soulève la problématique d’une remise en question de l’indivisibilité de la République. Cette problématique est d’une importance d’autant plus grande qu’elle ne se limite pas aux territoires ultramarins mais concerne également les collectivités métropolitaines, notamment par l’intermédiaire du droit « à la différenciation » des compétences des collectivités territoriales prévu dans la proposition de loi dite 3D.

Corollaire du principe selon lequel « la loi doit être la même pour tous » (article 6, DDHC), la République est « indivisible » (articler 1er, Constitution). Le Conseil constitutionnel a rappelé les principes qui découlent de cette indivisibilité dans ses deux composantes (unité de la souveraineté et du peuple français3). Dans sa décision 91-290 DC du 9 mai 1991, il rappelle l’unicité du peuple français, cause de l’unité du pouvoir législatif. Tout particulièrement, peut susciter des inquiétudes la possibilité pour les collectivités de faire voter des lois spécifiques (déjà possible dans le cas de la Nouvelle Calédonie – art. 75 – et en Polynésie française pour des textes à valeur réglementaire toutefois, art. 74) ou bien d’adapter le droit existant aux situations locales suivant le principe de « différenciation ». La création d’un droit différencié, voire d’une multiplication des pouvoirs législatifs pour l’outre-mer notamment4, ne va pas sans poser la question de l’existence d’un unique pouvoir législateur, émanation de l’unique souveraineté nationale. L’existence d’un tel peuple unique et uni mais surtout d’une loi unique émanant de l’unique source de souveraineté est questionnée dans le cadre de la création de régimes juridiques autonomes pour les collectivités ultra- marines a ainsi pu créer une équivoque dans l’appartenance des pays d’outre-mer à la République comme le rappelle Félicien Lemaire5. Une illustration de cette ambiguïté pouvant être, quoique frôlant la carricature, la décision du Conseil constitutionnel 2000-435 DC du 7 décembre 2000. Dans cette dernière, les Sages avaient censuré la mention de « pacte qui unit les outre-mer à la République », au nom précisément de la partie intégrante de la République que forment ces territoires (considérant 8). En perpétuant cette ambiguïté et entempérant l’unicité du pouvoir législatif, la notion même d’unicité de la nation est questionnée, remettant en cause le principe même de solidarité nationale, mais permettant dans le même temps une autonomie de gestion bénéfique pour le pouvoir central au rôle a priori limité à une régulation globale limitée par ces spécificités locales.

Désireuse au travers son histoire de défendre l’idée d’égalité et d’unicité (au-delà de son caractère uni) du peuple français, la France doit réaffirmer l’indivisibilité du régime républicain au-delà de l’unité des différentes composantes qui la composent tout en permettant une autonomie des collectivités territoriales respectueuse de ce principe. Cette indivisibilité constitue, du reste, l’un des outils majeurs pour parvenir au développement de l’ensemble des territoires ; elle requiert de l’État une attention égale pour toutes les collectivités dans la poursuite de leur développement.

1 Justin Daniel, « Guyane et Martinique : enjeux et défis de la collectivité unique », Informations sociales 186, no 6 (2014): 98‐107.

2 Stéphane Diémert, « Le droit de l’outre-mer », Pouvoirs 113, no 2 (2005): 101, https://doi.org/10.3917/pouv.113.0101.
3 Michel Verpeaux, « L’unité et la diversité dans la République », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, no 42 (janvier 2014).

4 Mirza Riskwait, « Les nouveaux enjeux de la fiscalité ultra-marine », Gestion & Finances Publiques, no 2 (mars 2020): 54‐58, https://doi.org/10.3166/gfp.2020.2.009.

5 Félicien Lemaire, « L’outre-mer, l’unité et l’indivisibilité de la République », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, no 36 (avril 2012).

ÉditoTom FOURESPolitique