Édito - Qu’est la gauche devenue ?

Force est de constater que, si le « bloc de gauche » (et donc LA gauche) rassemblait autour de 50% des Français lors des suffrages électoraux passés, les sondages actuels — qui, s’ils ne sont pas une prédiction astrologique de l’élection prochaine n’en reste pas une photographie instantanée et pertinente de la sociologie politique française — décrivent un bloc de gauche ne rassemblant plus qu’un quart des votants, moitié moins. (Dire LA gauche impose une unité, unité qui n’a jamais réellement existé mais si elle a eu quelques manifestations politiques, quoique rare, dans les décennies passées. Nous ferons dans un premier temps l’hypothèse d’un bloc monolithique.) Pour savoir qu’est devenue la gauche, il faut comprendre les sous-jacents de la contraction à cette portion congrue. Si l’esprit animant ces quelques lignes est celui de l’analyse, l’âme, empreinte du souvenir de Gambetta, Clémenceau ou Mendès, est saisi de la froideur d’une autopsie…

La gauche est victime d’un renversement socio-politique complet. Jacques Julliard, intellectuel éminent, cfdtiste au plus profond de son cœur, a, dans un entretien télévisuel récent, livré ce jugement tranchant : aujourd’hui plus que jadis, « la gauche a préféré ses intellectuels à ses électeurs » [1]. Loin de se battre pour la justice sociale qui obère les espérances des classes populaires, la gauche s’est embourgeoisée. Attention, loin d’exprimer l’idée que, pour défendre les classes populaires, il faudrait inéluctablement en être, postulat suant de stupidité, qui de surcroît signerait le renoncement à toute beauté universelle du combat politique. Mais pour défendre ses électeurs, il faut les écouter. Attentivement. Ces vies, parfois distincte de la sienne, ils faut comme les vivre sans les vivre. Si cette distance n’est pas nouvelle, la gauche aujourd’hui a opéré une rupture électorale. Rupture profonde, sans doute pour longtemps incicatrisable. Le peuple, elle ne se bat pour lui, elle l’ignore, pire parfois elle le méprise. Elle exècre ces “beaufs”, ses “ploucs” dans leur campagne, qui aime leurs traditions et résistent à leurs révolutions. Or, rien n’est pire politiquement que de ne plus respecter ses électeurs. Les sondages témoignent, d’une voix criante, cette réalité, ce détournement. Et le pire dans tout cela, c’est l’aveuglement des politiques de gauche. Dans une phrase qui illustre ce propos de la manière si pure du « cas d’école », il y a quelques jours, Anne Hidalgo, la mairie de Paris, s’est plaint de son faible score pronostiqué en déclarant que « les sondeurs avaient omis les classes populaires ». Non. Pire, elle y fait son pire score. En somme, derrière le mépris du « beauf populo » qu’elle ne dissimule plus, la gauche souffre de sa déconnexion. 

Cette déconnexion procède d’un bouleversement idéologique qui a progressivement gagné la gauche. Le sociologue Marcel Gauchet analyse celui-ci ainsi : l’effondrement du communisme, “au-delà des solutions collectivistes, c’est l’ensemble du modèle du contrôle public de l’économie qu’il a disqualifié. […] La social-démocratie y a perdu son âme et sa raison d’être. […] Gagnée sociologiquement et culturellement par l’esprit individualiste régnant, elle a cru trouver une compensation à ses limites sur le terrain économique par des politiques sociétales en faveur des minorités et des causes identitaires. Elle a perdu dans ce renoncement économique et cette reconversion culturelle une grande partie du soutien des milieux populaires qui constituaient son électorat naturel” [2]. La gauche s’est idéologiquement refermée. Refermée dans un entre-soi composé de médias et d’universités notamment. Ceci particulièrement dans le cadre de l’influence de la gauche américaine - “gauche morale” selon Marcel Gauchet - dont les attitudes, anti-républicaines, s’intègrent dans une réelle logique totalitaire. En particulier, alors qu’il y a cent cinquante ans, la gauche portait la liberté de la presse et d’opinion, aujourd'hui elle organise des autodafés, elle construit de la censure. Ainsi, ces derniers jours, “de peur d'offenser leurs élèves, des écoles canadiennes censurent Nadia Murad, prix Nobel de la paix 2018. La raison invoquée ? Son livre, La dernière fille : mon histoire de captivité et mon combat contre l'État islamique, pourrait favoriser l'islamophobie, rapporte le quotidien The Globe and Mail . C'est oublier que la jeune irakienne de 28 ans a été, durant trois mois, l'esclave sexuel de pas moins de 13 soldats de Daech en 2014, avant qu'elle ne parvienne à fuir jusqu'en Allemagne” rapporte Le Figaro [3]. Le temps de L’opium des intellectuels de Raymond Aron est donc malheureusement de retour. Cette gauche morale, d’expansion inquiétante (Jean-Luc Mélenchon, il y a peu républicain universaliste convaincu, s’est convertie aux thèses de la cancel culture et du wokisme), préfère donc un monde utopique, dans les nuées, plutôt que de s’ancrer dans le réel. Or, pour Aron, “l'intellectuel ne refuse pas l'engagement, le jour où il participe à l'action, il en accepte la dureté.

Mais il s'efforce de n’oublier jamais ni les arguments de l'adversaire, ni l'incertitude de l'avenir, ni les torts de ses amis, ni la fraternité secrète des combattants”. Le regretté Jean Daniel, le cœur résolument a gauche, avait exprimé à François Mitterand, à propos de son image de campagne de 1981, dans cette scénographie de la France authentique avec en fond un village et son clocher, que la gauche ne pourrait refaire une telle image d’ici plusieurs années du fait d’une mue intellectuelle de la gauche vis-à-vis de l’immigration. Si véridique et si triste présage.

Ce même Jean Daniel écrivit qu’il “ne pardonner[ait] jamais à [sa] famille, la gauche, d’avoir abandonné la nation aux nationalistes, l’intégration aux xénophobes et la laïcité aux communautaristes” [4]. Jacques Julliard, dans un papier publié au Figaro cet été [5], soulignait à quel point la gauche actuelle a dédit tous ces combats et valeurs passés : “Ainsi en matière de laïcité, qui fut longtemps le critère discriminant entre la gauche et la droite, permettant par exemple le maintien artificiel des radicaux à l’intérieur de la gauche. On a vu dans une période récente une grande partie de la gauche intellectuelle et de l’extrême gauche abandonner la laïcité tout court, au profit d’une laïcité «ouverte» (tu parles!), en vérité très laxiste, comme si cette gauche concédait à des islamistes, parfois proches du terrorisme djihadiste, ce qu’elle refusait naguère aux catholiques. Jadis on expulsait de France les enseignants catholiques et les pères Chartreux, aujourd’hui on prétend rapatrier les familles de musulmans égarés dans le djihad. Comment le «peuple de gauche» se reconnaîtrait-il dans cet islamo-gauchisme imbécile?” Et là encore, les personnes de gauche sont aveugles : dans une émission radiophonique récente, l’économiste Julia Cagé, représentante nec plus ultra de cette gauche actuelle, accusait Emmanuel Macron de la droitisation de la France [6]. Non, la France est entrée dans un mouvement poltique dextrogyre, décrit par un autre invité de la même émission, Dominique Reynié [7], aussi car la gauche s’est rabougrie et les valeurs républicaines qu’elles défendaient ne le sont plus que par la droite. 

La gauche peut aller jusqu’à constituer un danger pour la France. A minima un sacrifice, comme l’illustre le nivellement continue du niveau scolaire décidée par la succession de ministres de l’Education nationale de gauche, qui a sacrifié une génération d’enfants et donc de la croissance et de la confiance françaises. Au pire, une duplicité - ou du moins une effarante naïveté - en se faisant le cheval de Troie des islamistes qui n’espèrent que cela pour se distiller dans la vie politique et sociale française et liquider, une fois fait, ceux qu’ils considèrent comme trop “libéraux” et “dégénérés”, à savoir et à commencer par la gauche “morale” … 

Néanmoins, la gauche demeure encore plurielle. Pour la simplicité de l’analyse, sécable en deux : la gauche traditionnelle, héritière d’une tradition socio-politique du XXe siècle (le PS et le PCF), et la gauche 2.0, qui est la plus audible (EELV et LFI). La première a encore des valeurs historiques de gauche : Anne Hidalgo entend défendre l’universalisme, Fabien Roussel rappelle que “la sécurité n’est ni de droite ni de gauche”. Or, force est de constater que cette gauche là se laisse peu à peu vérolé par l’idéologie de la gauche anglo-saxonne qui, tout comme les propos très à droite d’un Eric Zemmour, instille la division voire l’implosion nationale. Or, le temps est au social, le temps est à la dignité du travail, à la transition écologique, à la réduction des inégalités devenus toujours plus inacceptables. Mais la gauche n’est plus - du moins aujourd’hui - moralement à la hauteur de ce rendez-vous … et les électeurs, attachés à leur France, son patrimoine et ses valeurs, le lui rappellent cruellement.  

 —

[1] LCP, Les grands entretiens avec Yves Thréard, conversation avec Jacques Julliard, nov. 2021 

[2] Marcel Gauchet,  La droite et la gauche. Histoire et destin, postface, 2021

[3] Lou Fritel, Le Figaro, “De peur d'offenser leurs élèves, des écoles canadiennes censurent Nadia Murad, prix Nobel de la paix 2018”, 18 nov. 2021

[4] Jean Daniel, avec Benoît Kanabus et une préface d’Emmanuel Macron, Réconcilier la France. Une histoire vécue de la Nation, nov. 2021, posthume

[5] Jacques Julliard, Le Figaro, “Fausse droitisation et vraies menaces”, 04 juill. 2021

[6] France Culture, L’esprit public, “Que reste-t-il de la droite républicaine?”, 07 nov. 2021

[7] Victor Delage, Fondation pour l’innovation politique, “La conversion des Européens aux valeurs de droite”, mai 2021