L’État est-il un bon actionnaire ?

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Le 5 octobre 2020, le conseil d’administration d’Engie s’est réuni pour examiner la proposition de rachat par Veolia de sa part du capital de Suez. L’État, pourtant actionnaire majoritaire du géant français du gaz, a été mis en minorité alors qu’il émettait ses réserves par rapport à l’offre de Veolia, qu’il jugeait prédatrice. Une première dans l’histoire de l’actionnariat public. Plus que dans d’autres pays, le secteur public français est doté d’une forte dimension symbolique et culturelle. Comme l’attestent les polémiques autour de Veolia, ou de la privatisation d’ADP en 2019, les Français sont attachés à un État très présent dans les grandes entreprises, pour y défendre l’intérêt général. 

L’État détient en France un portefeuille hétérogène composé de parts de capital d’environ 1800 entreprises. Ces titres sont possédés par l’Agence des participations de l’État (APE), qui incarne l’État au sens strict, la Caisse des dépôts et consignations (CDC), et Bpifrance. Un Français sur 10 travaille dans une entreprise à participation publique. La France est ainsi l’un des pays de l’OCDE où la proportion des entreprises ayant une part de leur capital possédée par l’État est la plus élevée. La participation publique est présente dans plusieurs secteurs : audiovisuel, énergie, transports, services, finances, industrie. Par ailleurs, dans certains secteurs, la présence de l’État est plutôt naturelle. C’est le cas des industries d’armement par exemple, ou de toute autre activité stratégique pour la nation. 

L’héritage colbertiste

Ce vaste portefeuille est intimement lié à l’histoire politique de la France. Il résulte des grandes nationalisations de 1936, 1946 et 1982, puis de privatisations entamées en 1986. Ces nationalisations se situent au carrefour de l’idée et de la nécessité. Ainsi, en 1946, l’anticapitalisme d’une grande partie des hommes de la Libération se mêle à la nécessité de moderniser les secteurs qui touchent au service public. L’État doit encadrer le progrès social tout en garantissant la liberté d’entreprise.Bien que les participations de l’État soient largement le produit de l’histoire, il ne faut pas en conclure qu’elles sont anachroniques, mais plutôt essayer d’examiner quelles sont les forces et les faiblesses de l’État actionnaire. 

Une situation financière globalement mauvaise

Les entreprises dans lesquelles l’État est très présent sont globalement moins rentables. Le résultat net représente en moyenne 2,8% du chiffre d’affaire, quand il se situe plutôt à 10% pour les entreprises de l’indice SBF 120[1]. La situation est particulièrement mauvaise dans les secteurs énergétique, ferroviaire et audiovisuel. La capitalisation boursière d’EDF baisse de 70% entre son introduction en bourse en 2005 et la fin de l’année 2016. Même si les secteurs de l’automobile et de l’aéronautique se portent bien jusqu’à la crise du coronavirus en 2020, en moyenne, les dividendes des participations de l’APE baissent depuis huit ans

L’État, un actionnaire atypique

Source : Cour des Comptes, 2017

Source : Cour des Comptes, 2017

Bien sûr, les indicateurs de rentabilité ne doivent pas focaliser toute l’attention. L’objectif principal de l’État n’est pas la valorisation de son capital. L’État a une pluralité d’impératifs (voir ci-dessus), et une entreprise chargée de fournir aux usagers un service public, telle que la SNCF, n’a pas à être soumise aux mêmes exigences qu’une entreprise privée.

La Poste offre l’exemple d’une gouvernance efficace. Pour faire face à la baisse du chiffre d’affaires liée au déclin du courrier, le groupe a développé d’autres activités et réformé le service client, afin d’en améliorer la qualité sans que cela pèse sur les coûts de l’entreprise.

Les intérêts stratégiques du groupe rejoignent son rôle de service public confié par l’État. Au contraire, la gestion de l’État est critiquable, en ce qui concerne le secteur de l’énergie. Là les tensions entre les multiples objectifs de l’État aboutissent à des incohérences qui aggravent le contexte difficile qui caractérise les énergéticiens européens (chute des prix au cours de la dernière décennie). Politiques de protection de l’environnement et de diminution du nucléaire, politique de protection des consommateurs au détriment des résultats d’EDF, taux de distribution des dividendes plus élevés que la moyenne du CAC 40 entraînent des déséquilibres qui paralysent les investissements d’EDF dans les renouvelables.

L’État peut assimiler tutelle et actionnariat, ce qui le conduit à un certain interventionnisme, privilégiant souvent l’application des politiques définies par le gouvernement à une gestion de plus long-terme. C’est par exemple le cas dans l’audiovisuel. Dans ce cadre, il pourrait être judicieux de séparer au sein du Conseil d’administration de France Télévisions les représentants de l’État actionnaire et les représentants de l’État porteur de politiques publiques (sous la forme d’un Commissaire du Gouvernement par exemple, comme c’est le cas pour La Poste).

Des points d’amélioration dans la gouvernance des entreprises à participation publique

Début juillet 2017, devant la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale, Bruno Le Maire s’est exclamé dans le cadre du projet de sauvetage d’Areva : « Une gestion aussi indigente des deniers publics est absolument inacceptable ». En endossant son rôle d’actionnaire de la société, l’État aurait pourtant dû mettre en place une surveillance des investissements hasardeux du groupe.

L’influence de l’État dans les entreprises à participation publique est en réalité variable. Il est fort dans les entreprises à participations majoritaire ou exclusive (La Poste), mais peut être assez léger lorsque l’État est minoritaire. On se souvient par exemple du maintien de la rémunération de Carlos Ghosn en 2016, ignorant ainsi le rejet qu’avaient exprimé les actionnaires de Renault, parmi lesquels se trouve l’État.

Enfin, la fondation de l’APE en 2004 a été un progrès notoire et a contribué à professionnaliser l’actionnariat public. Loin de remettre en cause la compétence des agents, on pourrait souhaiter que cette agence aille vers davantage d’autonomie vis-à-vis des autres organismes de l’État, afin d’accroître son expertise. En effet, même si ce chiffre est en hausse, seule la moitié des cadres de l’APE ont déjà eu une expérience en entreprise[2]. Enfin, l’ancienneté moyenne pour les directeurs de participation n’était que de deux ans en 2017[3]

Les motifs de détention de capital par l’État doivent en somme être questionnés et clarifiés. Les opérations de capital peuvent  être nécessaires, comme pour le sauvetage d’un groupe stratégique (Areva). Mais elles ne sont pas toujours justifiées dans un marché régulé de manière concurrentielle (automobile). Étant donné que l’État peut avoir des difficultés à assumer son rôle d’actionnaire, c’est-à-dire la recherche des performances de long-terme de ses participations et des parties prenantes, il doit aussi envisager des outils de régulations complémentaires plus efficaces. Cela passe par des contrats d’objectifs, des lettres de mission, des revues stratégiques, qui peuvent donner plus de clarté et de cohérence aux exigences de l’État, limiter son intervention discrétionnaire parfois dysfonctionnelle, et apporter aux entreprises publiques un capital plus diversifié et plus souple. Il ne s’agirait pas pour l’État de se désengager de l’économie et de renoncer à son pouvoir de régulation. Bien au contraire, en laissant davantage d’autonomie aux entreprises dont il détient une partie du capital, et par une vigilance accrue à l’égard de la gestion de ces dernières, l’État pourrait peut-être appliquer les politiques publiques avec d’autant plus d’efficacité qu’elles rejoindraient une stratégie de long-terme pour les entreprises.

[1] Cour des comptes, L’Etat actionnaire, janvier 2017

[2] Site internet de l’APE

[3] Cour des Comptes, L’État actionnaire, 2017