Le virus, le droit et l’administration
L’épidémie provoquée par le covid-19 appelle à la fois à l’humilité, à la reconnaissance et à la réflexion.
A l’humilité car nul n’avait pu prédire ni même envisager une telle crise sanitaire. Pour lutter contre elle, les moyens ont été définis de manière empirique au fur et à mesure que l’expérience apportait des enseignements. L’horizon médical et scientifique demeure largement impossible à discerner à l’avance.
La reconnaissance est due au dévouement, à l’engagement, à l’efficacité de tous ceux qui sont intervenus pour combattre l’épidémie, en prenant des risques et sans compter leur fatigue ni leur temps. Tous les acteurs de la santé, du public comme du privé, des différents métiers, ont fait preuve d’une mobilisation exemplaire. De nombreuses autres professions ont su remplir des tâches essentielles à la vie de tous.
La réflexion s’impose devant les enjeux d’un monde d’après qui ne sera plus le monde d’avant mais dont il est encore difficile de cerner les contours, de définir les priorités, de dessiner le cadre. Sans doute depuis mai 1968 n’y avait-il pas eu un tel mouvement d’analyse, un tel besoin de parole, un tel élan de proposition. Dans ce contexte, le travail approfondi et diversifié entrepris par le Cercle Orion, les jeunes diplômés d’HEC et Sciences Po Alumni est à la fois bienvenu et prometteur. Assurant la participation des jeunes à des débats dont ils ont vocation à être les responsables, il éclaire et prépare l’avenir de la meilleure façon.
Du point de vue du droit et de l’action administrative, la crise a souligné que trois équilibres délicats sont à rechercher, entre les contraintes de la sécurité sanitaire et le respect des droits fondamentaux, entre les stratégies nationales et la différenciation territoriale, entre les responsabilités nationales et l’horizon européen.
Les exigences de la lutte contre le terrorisme avaient entraîné, de 2015 à 2017, la mise en vigueur de l’état d’urgence institué par la loi du 3 avril 1955. Un état d’urgence sanitaire a été défini par la loi du 23 mars 2020 puis prolongé, jusqu’au 10 juillet, par la loi du 11 mai 2020. Une prolongation au-delà de cette date est envisagée. Déclaré « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population », l’état d’urgence sanitaire confie, afin de combattre l’épidémie le plus efficacement possible, des pouvoirs exorbitants aux autorités de police administrative, éclairées par les avis des spécialistes scientifiques.
Comme toutes les mesures de police, les décisions prises dans ce cadre doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées. La problématique est toutefois en partie inédite. Il ne s’agit pas, comme dans le cas de la lutte contre le terrorisme, d’apprécier le comportement individuel de personnes susceptibles de mener ou d’aider des activités terroristes mais d’édicter des dispositions de caractère général propres à limiter la diffusion de l’épidémie. Pour dépister, tester, mettre le cas échéant en quarantaine ou à l’isolement des personnes susceptibles de porter le virus ou d’être atteintes par lui, des traitements informatiques de grande ampleur sont en outre nécessaires mais leur mise au point soulève des interrogations en termes de protection des données personnelles et de respect du secret médical.
Mobilisées, les différentes garanties juridictionnelles de l’état de droit ont assuré leur office. Le juge administratif des référés a été saisi de très nombreuses requêtes dirigées contre les mesures réglementaires prises. Les débats lors des audiences de référé ont permis de préciser la portée de plusieurs dispositions, de définir des précautions dans leur mise en œuvre et de rappeler des limites. Plusieurs injonctions ont été adressées à l’administration, comme celle de reprendre l’enregistrement des demandes d’asile en Ile-de-France, de mettre fin à l’usage de drones qui étaient déployés sans les garanties nécessaires à la protection des données personnelles, ou de lever, après le déconfinement, l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte. La loi du 11 mai 2020, éclairée par la décision du Conseil constitutionnel du même jour, a confié au juge des libertés et de la détention les compétences requises à l’égard des mesures individuelles de quarantaine et de mise à l’isolement. Plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité, transmises les unes par le Conseil d’Etat, les autres par la Cour de cassation, sont en instance d’examen devant le Conseil constitutionnel, dont les décisions viendront éclairer certains aspects de la répression pénale durant le confinement et préciser les exigences de la liberté de choix des électeurs dans le contexte du report du second tour des élections municipales. Par ses arrêts du 26 mai 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation a défini les limites de la prolongation de plein droit des gardes à vue durant la première période de l’état d’urgence sanitaire. La Commission nationale de l’informatique et des libertés et les formations consultatives du Conseil d’Etat ont veillé à ce que les traitements informatiques respectent les exigences européennes et nationales relatives à la protection des données personnelles.
La lutte contre l’épidémie appelle une stratégie nationale mais aussi des différenciations territoriales. Par une ordonnance Commune de Sceaux du 17 avril 2020, le juge des référés du Conseil d’Etat a décidé que l’état d’urgence sanitaire impliquait une articulation particulière entre le pouvoir de police générale du Premier ministre pour l’ensemble du territoire et le pouvoir de police du maire dans la commune. En règle générale, selon les principes posés par l’arrêt du 18 avril 1902, Commune de Néris-les-Bains, le maire ne peut pas réduire les contraintes imposées à l’échelle nationale mais il peut les aggraver si les circonstances locales propres à sa commune le justifient. Durant l’état d’urgence sanitaire, le maire conserve un pouvoir de police sur le territoire de la commune mais son usage est davantage encadré : il ne peut édicter des mesures aggravant celles qui ont été arrêtées au niveau national qu’à la double condition de pouvoir se fonder sur des « raisons impérieuses liées à des circonstances locales » et de « ne pas compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par les autorités de l’Etat ». Exiger le port de masques dans l’ensemble de l’espace public excède le pouvoir ainsi reconnu au maire.
Dans ce cadre général, le besoin de différenciations territoriales est apparu indispensable pour que les mesures prises correspondent au mieux à la réalité des risques et à la diversité des situations. Les dangers ne sont pas les mêmes partout, comme le montre la distinction entre départements « verts », « rouges » ou « oranges ». La réalité locale est à prendre en compte, qu’il s’agisse de l’ouverture, avec les précautions appropriées, de certains marchés ou de l’accès aux plages. Pour combiner au mieux la stratégie nationale, qui garantit la cohérence et évite les surenchères, dans un sens ou dans l’autre, avec la prise en compte des particularités locales, la France dispose de l’atout important que constitue le dialogue fortement ancré dans sa culture administrative entre le préfet et le maire. Représentant unique du gouvernement dans la région ou le département, le préfet porte l’ensemble des politiques de l’Etat. Mais le métier préfectoral repose fondamentalement sur des échanges réguliers et confiants avec les élus locaux. La crise sanitaire a souligné combien le couple préfet-maire était adapté pour conjuguer le respect d’impératifs définis à l’échelle nationale et l’adaptation des mesures aux circonstances locales.
Tout en révélant des insuffisances dans la capacité de réaction de l’Europe, la crise sanitaire a aussi plus que jamais fait ressentir le besoin d’Europe.
Au début de la crise, les frontières se sont fermées. Seuls compétents en matière de santé publique, les Etats ont dans un premier temps réagi chacun à sa manière, sans coordination. Dans le domaine économique, les habituelles tensions sont apparues entre pays du Nord, soucieux d’abord des équilibres budgétaires, et pays du Sud, davantage dépensiers. S’agissant des droits fondamentaux garantis, dans le cadre du Conseil de l’Europe, par la Convention européenne des droits de l’homme, peu de contraintes ont été ressenties et la majorité des Etats n’ont même pas éprouvé le besoin de faire usage de la possibilité, ouverte par l’article 15 de la convention, de déroger temporairement à ses exigences « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation ». En Hongrie, des pouvoirs exceptionnels et très peu encadrés ont été attribués au gouvernement, au moins jusqu’au 20 juin 2020.
Ainsi le projet européen a pu paraître mis entre parenthèses par l’épidémie. Dans ce contexte, et même si elle traitait d’une affaire sans rapport avec la crise sanitaire, la décision de la Cour de Karlsruhe du 5 mai 2020 intimant à la Banque centrale européenne de justifier du caractère proportionné des rachats de dette publique auxquels elle peut procéder est venue sonner comme une sirène d’alarme sur la solidité de l’édifice juridique européen.
Des réactions bienvenues se sont toutefois manifestées. La Banque centrale européenne a ouvert une ligne de crédit au sein du Mécanisme européen de stabilité pour financer l’action sanitaire liée au virus, affecté 200 milliards d’euros au Fonds pan-européen de garanties constitué par la Banque européenne d’investissement, permis le financement d’actions en faveur de l’emploi. L’Allemagne et la France ont proposé un programme ambitieux de solidarité budgétaire portant sur 500 milliards d’euros en trois ans. Le projet de relance présenté par la Commission européenne s’inscrit dans cette perspective.
Même si l’action des Etats demeure première dans le champ de la santé et de la sécurité sanitaire, l’épidémie due au covid-19 a fait ressortir l’importance de l’Europe en matière de recherche médicale, de solidarité économique sociale, de stratégie d’ensemble. La lutte contre les épidémies rejoint les autres grands enjeux, asile et immigration, environnement et développement durable, numérique et protection des données personnelles, qui appellent des réponses européennes. La nécessaire approche européenne est à combiner avec la légitime diversité des réponses nationales, qui conservent toute leur pertinence. En matière sanitaire, comme sur tous les grands sujets, il est plus que jamais impératif de trouver la juste articulation entre la dimension européenne et les marges nationales.