"Dans les grandes crises, le cœur se brise ou se bronze"

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Laurent FABIUS, ancien Premier Ministre et président de la COP21, fait l’honneur au Cercle Orion de préfacer le “Manifeste pour le Monde d’après”.

Ces mots fameux de Balzac dans la Comédie humaine trouvent une résonance particulière avec la crise sanitaire Covid-19 qui a plongé l’humanité dans une Tragédie humaine sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale.

De tragédie il ne fait aucun doute. La force des mots l’atteste : crise, fléau, cataclysme, déflagration, guerre, aucune expression n’est parue assez forte. La force des chiffres le confirme. Au moment d’écrire ces lignes, près de la moitié de la population mondiale a été confinée, 8 millions de personnes ont été contaminées, au moins 500 000 sont décédées, une récession de plus de 6 % est annoncée qui devrait frapper l’économie mondiale en 2020 et menacer au moins 25 millions d’emplois.

Un rapprochement a très tôt été fait entre la pandémie coronavirus et l’urgence climatique avec laquelle elle présente toutefois une différence de taille : la première, brutale et spectaculaire, a donné lieu à des décisions politiques sans précédent en matière sanitaire, économique et sociale ainsi que sur le plan des libertés, quand la seconde, étalée dans le temps, n’a pas conduit jusqu’ici la plupart des gouvernements à prendre des mesures à la hauteur de la menace. Et pourtant, le dérèglement climatique est bien plus qu’une crise, il s’agit d’une mutation aux conséquences encore bien plus redoutables que Covid-19. La relation entre la pression de l’homme sur l’environnement et l’aggravation du risque de pandémie a été soulignée. Hier, de la chauve-souris à l’humanité, en passant par le pangolin, la circulation du virus a été rapide puis circonscrite. Demain, le dégel du permafrost pourrait libérer des virus foudroyants au point de menacer la pérennité d’une large partie de l’humanité. Surtout, dès aujourd’hui, tous les signaux des conséquences du dérèglement climatique sont au rouge. Même si certains préfèrent regarder ailleurs, les rapports des experts sont clairs : augmentation de la température moyenne du globe de plus de 1° C depuis l’ère préindustrielle et perspective d’une augmentation bien plus forte, effondrement de la biodiversité en proie à sa 6e extinction de masse, déplacement annuel de millions de personnes contraintes de fuir un habitat devenu hostile, augmentation des pertes économiques liées aux catastrophes climatiques plus élevées ces 20 dernières années que pendant les dix années précédentes, etc. Autant de chiffres et de réalités qui menacent en premier lieu les plus vulnérables.

De l’entrée dans une nouvelle période il est désormais question. Quelle que soit la manière dont on nomme cette nouvelle période - le « monde d’après » comme dans l’intitulé du présent ouvrage, le « monde nouveau », etc. - la crise sanitaire Covid-19 marque une situation dans laquelle les dynamiques croisées de l’effondrement du vivant, du dérèglement climatique, de la mondialisation actuelle et du repli de plusieurs grandes puissances, se renforcent les unes les autres pour signifier l’extrême vulnérabilité de l’humanité et nous enjoindre de changer. Comme l’a bien exprimé Marc Carney dès 2015 quand, gouverneur de la Banque centrale du Royaume-Uni, il alertait déjà sur les risques financiers colossaux dus au réchauffement climatique, il faut désormais « briser la tragédie des horizons ». Autrement dit, s’attacher à mettre un terme à la contradiction entre pressions du court terme et exigences du long terme, et jeter un pont vers un horizon authentiquement durable. Le bouillonnement des idées, l’appel à la créativité doivent y contribuer. « Manifeste pour le monde d’après » comme ici, « Principes pour un nouveau monde » ou « Cahiers de doléance citoyens » là, experts, étudiants, entreprises, syndicats, partis politiques, ONG, citoyens, doivent participer à l’effort commun.

Beaucoup insistent pour que la relance économique soit une relance écologique. Dans une telle entreprise, les résistances ne manquent pas. Certains tentent de mettre en concurrence les causes, sanitaires, économiques, sociales ou environnementales ; à l’image de ce dirigeant européen appelant l’UE, en pleine crise sanitaire, à oublier le Green Deal et à se focaliser sur le coronavirus, alors qu’à l’interdépendance des maux doit répondre un traitement croisé des remèdes. Face à la tentation de la régression, l’espérance dans la progression en faveur de l’environnement et pour le bien commun de l’humanité doit l’emporter. Cette espérance, nous avons montré par le passé qu’elle pouvait se concrétiser grâce à l’adoption en 2015, à Paris, lors de la COP21 que j’ai eu l’honneur de présider, du premier Accord universel sur le climat.

A cet égard, si l’on compare le traitement de la crise sanitaire Covid-19 et celui de l’urgence climatique, on est frappé par un paradoxe de taille : dans le premier cas, des mesures sans précédent ont été prises par les gouvernements dans l’attente de trouver un vaccin qui nous prémunirait contre une nouvelle pandémie, dans le second les engagements concrets conformes aux objectifs de l’Accord de Paris se font attendre, alors même que les remèdes à la menace climatique existent déjà et sont connus. On peut citer notamment : l’arrêt de la construction de nouvelles centrales à charbon, une solidarité effective des pays riches envers les plus pauvres afin qu’ils disposent des technologies et des fonds suffisants pour respecter leurs engagements climatiques, le choix dans chaque pays de mesures concrètes et justes en faveur de la transition écologique, une tarification du carbone, un encouragement aux mobilités durables, à l’agroécologie, aux énergies renouvelables, aux économies d’énergie, des ressources accrues en faveur des activités de recherche, d’éducation et de formation, etc.

La crise sanitaire Covid-19 offre ainsi l’opportunité de rebâtir l’économie afin de répondre à l’urgence climatique et de repartir de l’avant en direction d’un horizon durable. Pour y parvenir, un maître-mot - la justice – est à décliner sous plusieurs formes, pour qu’elle soit à la fois environnementale et sociale, respectueuse de l’intérêt des générations futures, et globale. 

Justice environnementale et sociale : la pandémie de coronavirus nous rappelle que la santé humaine, la santé animale et l’équilibre des écosystèmes sont liés. Il s’ensuit une façon de penser la relation de l’homme à l’environnement non plus en termes de dualité hiérarchique mais bien d’unité. De cette conscience d’une communauté de destin qui nous lie au reste du vivant découle le devoir d’en prendre soin. De là, une transformation de nombreux secteurs d’activités et de nos modes de vie envisagée dans les projets de reconstruction post-Covid. Cette reconstruction verte devra aussi être juste socialement, discutée avec tous les partenaires, assortie de mesures d’accompagnement pour les citoyens et les secteurs les plus touchés par la crise, afin de leur permettre d’adopter les changements nécessaires à la fois en termes sanitaires, économiques, sociaux et environnementaux.

Justice envers les générations futures, qui consiste à construire au présent, sans se défausser sur l’avenir, les jalons d’un horizon durable. Le principe de développement durable adopté à Rio en 1992, selon lequel les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire aux leurs, ne doit plus seulement relever de l’impératif éthique mais bien de l’impératif juridique. Lorsqu’une disposition de valeur constitutionnelle prévoit que les politiques gouvernementales doivent assurer un développement durable, une juridiction contrôlera le caractère suffisamment ambitieux ou non des objectifs climatiques programmés par la loi.

Enfin, une justice globale est indispensable afin d’assurer la pérennité de l’humanité. De la même manière que les virus ne connaissent pas les frontières, les conséquences du dérèglement climatique touchent les citoyens du monde entier. Le repli nationaliste de certains Etats durant la crise Covid-19 a fait courir un risque aggravé aux autres. Ce nationalisme est également manifeste dans le cas de la lutte contre le dérèglement climatique où l’on voit certains s’affranchir de l’Accord de Paris qu’ils ont pourtant signé. En contrepoint, doit être encouragé le renforcement du droit national et international de l’environnement, par exemple sous la forme d’un Pacte mondial pour l’environnement codifiant les normes de droit à respecter, assorties de sanctions adéquates pour les promoteurs du moins disant environnemental. Une fois transcrit dans les lois fondamentales des Etats, le principe de protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, permettrait par exemple au juge national de contrôler l’impact des dispositions internes sur l’environnement de pays étrangers, et de donner corps à une responsabilité globale des Etats en matière de politique environnementale.

Le sociologue allemand Ulrich Beck a évoqué la notion de « catastrophe émancipatrice ». Travaillons-y.