Un désengagement de l’Iran au Moyen-Orient ?

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En plein tremblement de terre social, conséquence de la fracture qui les traverse, les Etats-Unis et la ville de Minneapolis captivent le regard des médias internationaux. Jusqu’au meurtre indigne et outrant de George Floyd, ceux-ci n’avaient d’yeux que pour la pandémie du coronavirus en Chine, en Europe et aux Etats-Unis successivement. Malgré la gravité de ces évènements, qui méritent notre plus grande attention, il serait regrettable de délaisser un autre phénomène qui a débuté à l’aube de la nouvelle année. A travers une série de décisions politiques et militaires, qui ont parfois même relevé de l’inaction, il semblerait que l’Iran tente de mener une stratégie d’atténuement, ou du moins de délai, vis-à-vis de son affrontement existentiel avec les Etats-Unis. Faisons un retour, et un arrêt, sur une image mouvante et élusive.

Dans la nuit du 2 au 3 janvier 2020, le général Ghassem Soleimani, ténor des Gardiens de la Révolution, a été tué par un drone américain. Si analystes et créateurs de mèmes tonnaient le début de la Troisième Guerre Mondiale, c’est bien dû à son importance en tant que chef de l’unité d’élite des Gardiens, les forces Al-Qods. Soleimani était peu ou prou à l’origine et à la tête des opérations iraniennes, majoritairement paramilitaires, qui ont tissé un réseau important d’alliances au Moyen-Orient centré autour des intérêts de Téhéran. Le régime iranien en est même venu à le faire figurer sur des bannières de propagande aux côtés des ayatollahs Ruhollah Khomeini, figure prophétique de la Révolution, et Ali Khamenei, successeur de Khomeini en tant que Guide Suprême. Or, la réponse militaire du régime six jours après l’élimination de Soleimani fut étonnante : lancement de missiles sur une base américaine au Kurdistan irakien ne provoquant aucun mort, suivi d’un tweet du Ministre des Affaires Etrangères Mohammad Javad Zarif déclarant les représailles « proportionnées » et « terminées ». Au vu des capacités militaires iraniennes en Irak, en Syrie, au Liban, et au Yémen, et compte tenu des vulnérabilités américaines (et de leurs alliés) dans la région, le régime avait amplement les moyens de riposter de manière saillante et sanglante, tout en faisant porter le chapeau à des groupes associés. Sans exprimer quelconque souhait de guerre ou d’affrontement quel qu’il soit, la réponse timide, sinon quasi-inexistante, résonne fort. La synchronie entre les frappes et l’abattement accidentel du vol Téhéran-Kiev quelques heures plus tard, et les tweets du gouvernement (et président) américain appelant au calme, ne semblent pas anodins non-plus.

Quatre mois et une pandémie plus tard, Téhéran donne son accord tacite pour la confirmation de l’actuel premier ministre irakien Mustafa Al Kazimi. Les médias internationaux se focalisant sur les manifestations anti-gouvernementales à Baghdad, lorsqu’ils abordaient l’Irak, ont naturellement placé dans ce contexte la confirmation du gouvernement d’Al Kazimi par le parlement irakien le 7 mai. Toutefois, le laissez-passer octroyé par l’Iran malgré la proximité entre Al Kazimi et les Etats-Unis laisse perplexe. En tant que farouche opposant de Saddam Hussein, Al Kazimi est en exil politique au Royaume-Uni, où il obtiendra la nationalité, jusqu’à l’invasion militaire américaine de 2003. Devenu rédacteur-en-chef au sein d’importants médias américains en Irak, il est nommé à la tête des services de renseignements irakiens en juin 2016.

Lors de son mandat, Al Kazimi tisse des liens avec les services de renseignements de plusieurs pays de la coalition anti-Daesh menée par les Etats-Unis. Après avoir été nommé premier ministre par le président irakien Barham Salih le 9 avril dernier, le troisième en dix semaines, Al Kazimi a vite fait face à une opposition forte de la part de politiciens et milices pro-iraniens. Pourtant, le gouvernement proposé par Al Kazimi (dans son ensemble) remporte le vote de confiance et obtient les voix de députés pro-Iran, dont la coalition Fatah. Dès la mi-mai, le premier ministre Al Kazemi a fait arrêter le chef de la milice pro-iranienne Thaer Allah à Basra, et bien que celle-ci ne soit pas du calibre de Kataeb Hezbollah ou Asaïb Ahl al-Haq, l’intention derrière cet acte est amplement signifiant. L’Irak étant la garde chassée de l’Iran, pourquoi Téhéran aurait soutenu, ou du moins manqué de bloquer, la confirmation d’un de ses opposants ?

Citant des sources anonymes du ministère de la défense israélien, le quotidien en ligne Al Monitor a observé un redéploiement de forces militaires iraniennes et paramilitaires chiites en Syrie début mai. Le 12 mai, le représentant des Etats-Unis pour la Syrie James Jeffrey constate également un retrait d’unités contrôlées par Téhéran en Syrie. Bien que ces mouvements de troupes ne signifient en rien la fin du soutien de l’Iran dont bénéficie le gouvernement de Bachar Al Assad, leur venue suggère un changement de l’intensité de l’engagement iranien. En effet, les yeux du monde étant rivés sur le coronavirus, une offensive contre un des derniers bastions d’opposants au régime dans la région d’Idlib semblait opportune. En parallèle, des rumeurs d’un accord entre Téhéran et Moscou pour démettre Al Assad de ses fonctions se sont propagées, ballonnant au point de provoquer un démenti de la part du conseiller du président du parlement iranien le 17 mai. Cependant, la confiance qu’accordent Téhéran et Moscou à Al Assad semble faiblir : le jour-même du démenti iranien, un ancien ambassadeur russe en Syrie publie un article doutant des compétences du leadership syrien. De même, les services du guide suprême Khamenei ont publié le 24 mai une affiche de propagande où figure des alliés chiites de Téhéran menant une prière collective, dans laquelle Al Assad est relégué au troisième rang, derrière un dignitaire chiite nigérian (source : Jean-Pierre Filiu pour Le Monde). Bien que l’engagement iranien en Syrie soit coûteux, comme l’ont noté Jeffrey et un député iranien réclamant un dédommagement de la part de Damas, la Syrie est un élément essentiel de l’axe Téhéran-Beyrouth.

Bien qu’il soit encore trop tôt pour prendre acte avec certitude d’un changement de stratégie de la part de l’Iran par rapport à ses desseins régionaux, Téhéran semble tout de même diminuer ses tours de force. Les affrontements dans le Golfe Persique se font rares et les jours où la marine iranienne s’emparait d’un navire britannique semblent lointains. Les explications possibles de ce changement d’attitude sont multiples. Jeffrey a mentionné l’impact économique des sanctions américaines pour justifier le redéploiement iranien en Syrie. Certains analystes ont cité la crise du coronavirus comme cause possible, d’autres ont supposé une volonté de la part de Téhéran de « se faire petit » dans le contexte des élections présidentielles américaines, qui devraient se tenir en novembre. Certains médias ont même mis en avant la possibilité de l’existence d’un accord entre l’Iran et les Etats-Unis. Quoi qu’il en soit, nous nous devons de suivre cette affaire au vu de la potentielle refonte du paysage géopolitique au Moyen-Orient.