CR Webinaire - Bernard STIRN
Le Cercle Orion a eu la chance de recevoir, ce mardi 12 mai Bernard Stirn, ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État, autour d’un échange passionnant, après la rencontre de Bertrand Badie, le 8 mai dernier. Cette rencontre s’inscrit dans le cadre de la préparation du Manifeste pour le monde d’après, que Bernard Stirn parraine et préface.
Bernard Stirn est un haut fonctionnaire français. Diplômé de Sciences Po Paris et de l’ÉNA, il effectue l’essentiel de sa carrière au sein du Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative française : d’abord auditeur, puis commissaire du Gouvernement, il est secrétaire général du Conseil d’État et président de la section du contentieux entre 2006 et 2018. Il est aujourd’hui membre de la section de l’intérieur. Professeur à Sciences Po, il est membre de l’académie des sciences morales et politique et a publié plusieurs ouvrages, dont Les libertés en question (1996), ou le fameux manuel de Droit public français et européen (2016), écrit avec Yann Aguila, bien connu des publicistes.
Lors de son propos liminaire, Bernard Stirn a souhaité saluer les initiatives prometteuses et encourageantes que le Cercle Orion promeut. Selon lui, ces dynamiques répondent à des ressentis : l’humilité devant les bouleversements que notre monde connaît, et devant les faiblesses que la crise sanitaire a mises en exergue. Il a souligné le besoin de réflexion important et le désir d’engagement de la jeune génération. Les réflexions que nous menons devront se nourrir de cette curiosité, et inventer le monde d’après.
Concernant le corps de son propos, Bernard Stirn nous a d’abord expliqué comment la crise a bouleversé le fonctionnement du Conseil d’État.
La période a d’abord vu l’adoption de très nombreux textes de qualité, législatifs, règlementaires, qui ont mobilisé les sections consultatives du Conseil d’État, adoptant complètement le télétravail, pour la première fois de son histoire.
La section du contentieux a été intensément mobilisée. La plus haute juridiction administrative française a été placée en première ligne de la crise, en tant que gardienne des libertés fondamentales et protectrice de l’État de droit. En effet, les juges des référés du Conseil d’État ont été saisis de plus de 150 référés-liberté, procédure dont l’efficacité et la pertinence ont été démontrées par la crise. Le référé-liberté permet au juge administratif de prononcer en urgence, toutes les mesures nécessaires afin de mettre fin à une atteinte à une liberté fondamentale. De portée modeste à l’origine, le référé-liberté a pris une place considérable. Les libertés visées par le texte se sont élargies : la notion de liberté fondamentale recouvre désormais des droits, comme le droit d’asile, ou celui de mener une vie familiale normale, et même certains droits de créance. En se saisissant de questions toujours plus larges, touchant aux politiques publiques dans leur ensemble, a placé le référé-liberté au cœur de l’actualité médiatique : chacun se souvient de l’affaire du burkini à l’été 2016. Résolument, le juge administratif a été au cœur de la crise sanitaire, en éclairant le paysage juridique et mieux définir le périmètre de l’état d’urgence sanitaire.
M. Stirn nous a présenté les enjeux tenant à l’état d’urgence sanitaire, défini par la loi du 23 mars 2020. Il a rappelé qu’elle s’inspire de la loi n° 1955-355 du 3 avril 1955 instaurant l’état d’urgence. La loi crée un état d’urgence particulier en cas de « catastrophe sanitaire mettant en péril par sa nature et gravité la santé de la population ». Cet état d’urgence garantit au Premier ministre de larges pouvoirs règlementaires pour satisfaire cet état de fait. Il permet aussi au Gouvernement de prendre par ordonnance des mesures très diverses.
Face à des inquiétudes, B. Stirn nous a aussi rappelé un poncif du droit public, tenant à la conciliation entre des mesures visant au maintien de l’ordre public et la préservation des libertés. Il a rappelé les motifs de la décision Benjamin rendue par le Conseil d’État en 1933, précisant que les mesures de police administrative doivent être adaptées, nécessaires, et proportionnées.
Bernard Stirn nous a aussi éclairés sur la décision rendue par les juges constitutionnels le 11 mai 2020, à propos du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire : il nous a avertis de l’utilisation des données personnelles lors de la lutte contre la propagation du virus.
En répondant à plusieurs questions de l’auditoire, M. Stirn a fermement expliqué qu’il ne fallait en aucun cas considérer – alors qu’il est d’usage de l’entendre – que les mesures de l’état d’urgence terroriste ont été transposées dans le droit commun. En effet, le droit commun ne saurait autoriser les mesures exceptionnelles de police administrative, comme les fermetures de lieux de culte, ou les assignations à résidence.
Si l’arsenal juridique visant à protéger l’ordre public de menaces toujours plus insistantes et diverses, celui-ci respecte la nécessaire proportionnalité que le juge administratif sanctionne. Ces mesures visent d’abord à garantir à chacun la liberté de ne pas être victime d’épidémies ou d’attentats terroristes.
Plus largement, M. Stirn a soulevé des problèmes institutionnels que la crise a révélés. Si le Parlement a tenu le choc avec résilience, après avoir été un foyer infectieux, il a été durablement affecté par la crise. Faire fonctionner à distance un Parlement n’est pas évident. Il a pu toutefois retrouver son mode d’expression, fondamental en démocratie, « l’expression de la volonté générale ».
La marche des institutions judiciaire et administrative a aussi été difficile, voire impossible. Les rapports entre avocats, magistrats, entre autres, n’ont pas été évidents. M. Stirn avertit sur les progrès qu’il nous appartient de faire.
Ensuite, il perçoit deux conséquences immédiates à cette crise. La fin du confinement a sonné l’heure de la remise en fonction les juridictions. Si de nombreux textes apportent des réponses, celles-ci ne sont pas entièrement satisfaisantes. L’enjeu pénitentiaire se manifestera aussi. Il est regrettable de constater que seule une période extraordinaire comme nous l’avons vécue n’ait vu baisser la population carcérale. Il nous appartiendra, demain, de mettre un terme à cette surpopulation qui soulève des questions tenant au respect des droits de l’Homme. D’autant plus que la France a récemment été condamnée dans ce sens par la Cour européenne des droits de l’Homme.
À plus long-terme, trois thèmes découlent de cette crise et devront guider nos réflexions pour demain. L’idée de pénalisation est importante. Ce sujet s’impose au vu du nombre importants de recours déposés devant la Cour de justice de la République, et les nombreuses plaintes pénales contre les membres du Gouvernement. On a vu les réactions mitigées et controversées suite à l’adoption de l’amendement Bas. M. Stirn tient à rappeler que la réforme ne cherche pas à modifier la situation actuelle. L’amendement cherche à mettre à l’abri les décideurs politiques, et privés de toute tentative excessive d’utilisation de la voie pénale.
La confiance devra être replacée au cœur de notre société. En effet, pour que des mesures, et a fortiori des mesures de police soient acceptées, la confiance doit être de mise, dans les élus, les responsables administratifs et de santé publique. L’idée de confiance est décisive pour la crédibilité et l’efficacité de l’action publique.
Enfin, en cohérence avec les positions du Cercle Orion, M. Stirn considère que le projet européen est plus que nécessaire, mais problématique. En effet, pour répondre à une crise sanitaire d’une telle ampleur, il nous est apparu évident que l’échelon européen est indispensable : en matière de recherche scientifique, ou de solidarité financière, entre autres. Mais il ne faut pas nier l’affaiblissement de l’Union européenne à l’issue de cette crise. L’absence de réaction suffisante et de coordination dans les réponses des États-membres s’est fait ressentir, et l’Union en a souffert.
À ce titre, des interrogations ont été soulevées, concernant l’arrêt rendu par la cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe le 5 mai dernier. Il critique l’aide de la Banque centrale européenne à la zone euro, et questionne la suprématie du droit de l’Union européenne. Cette décision est susceptible d’alimenter les nationalismes et l’euroscepticisme. M. Stirn a tenté de montrer que la décision rendue s’inscrit en cohérence avec la jurisprudence de la Cour. En effet, la cour constitutionnelle allemande ne peut être accusée d’anti-européisme, tant elle a accompagné l’adoption des traités de Maastricht (1992) et de Lisbonne en 2007. Toutefois, M. Stirn rappelle l’aporie – que connaissent les juristes – entre la suprématie, dans l’ordre juridique interne de la Constitution, et les principes de primauté d’application directe du droit de l’Union européenne, que la CJCE a dégagé dans deux arrêts fameux, Costa c Enel et Van Gend en Loos (1963, 1964). Ce système multipolaire de réseau ne soit pas être vu comme une pyramide de Kelsen élargie, mais davantage comme un mobile de Kalder : un équilibre en mouvement permanent, voyant l’interaction incessante d’éléments mobiles qui trouvent leur appui les uns par rapport aux autres. Pour reprendre et conclure sur les mots d’Alain Supiot, « la recherche du dernier mot est vaine ». L’avenir de l’Union européenne nous appartient : il faut être optimiste, mais être conscient des difficultés que nous devrons surmonter.