Panser demain …

Lucien Rapp est Professeur à l’Université Toulouse-Capitole & Professeur affilié à HEC Paris

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Texte rédigé en mai 2020 à l’occasion de la parution du manifeste

Qu’avons-nous appris des semaines passées, qui soit utile à demain ?

A « vivre bien sûr »[1], aurait dit Albert Camus, avant d’ajouter « Mais qu’est-ce que le bonheur sinon le simple accord entre un être et l’existence qu’il mène ? Et quel accord plus légitime peut unir l’homme à la vie sinon la double conscience de son désir de durée et de son destin de mort ? On y apprend du moins à compter sur rien et à considérer le présent comme la seule vérité qui nous soit donnée par surcroît »[2]. Le présent fût notre seul horizon. Il pourrait le rester quelques temps encore.

Il ne serait pas étonnant que les jours qui suivront la fin de l’état d’urgence soient aussi faits de décompensations : le plaisir simple d’aller et venir, de croire, d’espérer à nouveau ; celui de toucher, d’enlacer, de sentir. Le plaisir retrouvé du regard, cher à Paul Eluard, qui est aujourd’hui tout ce qui reste du visage, quand le masque l’a dissimulé. Le plaisir de consommer, qui pourrait contribuer à effacer une partie des pertes provoquées par le confinement de la moitié de la population mondiale. C’est le pari des marchés qui pourraient, ce faisant, finir par avoir raison du pessimisme ambiant.

Et sans vouloir forcer le trait, le monde d’après devrait ressembler au monde d’avant, en plus lent. 

Le « slow » pourrait ainsi revenir à la mode  : de la slowbalisation annoncée, il y a quelques mois par The Economist[3] au slowtime, slammé il y a quelques années par Oxmo Puccino[4], en passant par la slowfood qui est tout à la fois défense de la biodiversité, redécouverte du goût, relocalisation de nos circuits économiques, à commencer par ceux de la consommation. Les Africains le rappellent souvent aux visiteurs trop pressés : « vous avez l’heure, nous avons le temps ! ».

Mais comment ne pas être attentifs aussi à l’impéritie de l’Etat, révélée par la situation sanitaire et au risque de déséquilibre de nos institutions.

Faut-il se satisfaire de ce que les Parlements nationaux se soient défaits une fois de plus de leurs prérogatives éminentes pour cause d’urgence sanitaire, que les partis politiques aient renoncé à exercer leur office sous couvert de cohésion nationale, que la justice ait décidé de se mettre en sommeil au motif de précautions indispensables ? Comment des Gouvernements, dont les intentions ne sont évidemment pas suspectes, ont-ils pu remodeler librement la légalité sans contrepoids, suspendre nos libertés sous sanctions sans qu’aucun juriste ne proteste, exercer le monopole de l’information jusqu’à la transformer en propagande diffusée par des media atones ? Comment des peuples, réputés ingouvernables, ont-ils pu se laisser réduire à l’état de marionnettes obéissantes, frappant dans leurs mains, fût-ce pour la plus recevable des raisons : exprimer leur gratitude aux personnels soignants, tous les soirs à 20h00 ? 

Etait-ce toujours cet « Etat prévoyant, tutélaire et doux … » (Toqueville) ? 

Pire, et la séquence mérite d’être décrite ; elle retiendra peut-être l’attention des historiens : comment un pouvoir politique qui avait refusé de considérer la revendication insistante des médecins hospitaliers ou y était resté financièrement sourd, a-t-il soudain donné le sentiment d’abdiquer au profit du pouvoir médical ?

Et comment ce pouvoir médical a-t-il pu exercer un magistère quotidien sur les médias, mettant en scène ses approximations, ses contradictions et même ses divisions ? Comment l’une de ces dernières a-t-elle conduit à instrumentaliser l’une des revues scientifiques les plus réputées, jetant le discrédit sur la sélection et la qualité des articles qui y sont publiés ? Comment l’une des libertés les plus fondamentales de tout système de santé, la liberté de prescription, a-t-elle pu être délibérément amputée ?

Ce qu’il est convenu d’appeler l’« affaire des masques » en fournit une illustration jusqu’à l’absurde dans la veine de Pirandello, ces personnages en quête d’auteur ou de Beckett : en attendant « Coro ». On pourrait en sourire, s’il ne s’agissait de l’un des biens publics les plus précieux, la santé publique.

Lorsque l’on cherche à deviner l’avenir qui se dessine, ce n’est donc pas penser demain auquel il faut s’atteler, mais bien panser demain, au sens des enseignements qu’il faudra tirer de ces semaines de confinement pour appliquer sur nos institutions malades, les cataplasmes que leur mauvais état justifie. 

Assurément, quand le moment sera venu, une réforme institutionnelle d’envergure s’imposera, dont notre pays a besoin pour sauver l’essentiel, qui est tout simplement sa démocratie.

Refonder notre démocratie, c’est relire la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et s’arrêter sur les termes pourtant explicites de l’article 16 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». C’est refuser la verticalisation du pouvoir, même en temps de crise. Surtout en temps de crise. Et ne la tolérer que dans des circonstances proprement exceptionnelles, dans le strict respect du principe de proportionnalité et à charge de reddition de compte, une fois la légalité normale rétablie. 

Refonder notre démocratie, c’est accepter à l’heure de l’internet que le pouvoir puisse être distribué dans toutes les parties du territoire, que des décisions puissent y être prises de manière différenciée, en fonction de leurs spécificités ou des besoins locaux qui s’y expriment. C’est renoncer à ce qui fît la force de la France dans la phase de reconstruction et qui pourrait en être devenu aujourd’hui l’une des faiblesses : cette centralisation outrancière, cette allergie fédérale, cette décentralisation dans la méfiance, tant de fois dénoncées. Les refuser est devenue une priorité car pour la première fois, elles pourraient avoir eu un coût terrible, celui de ces vies humaines que l’on ne compte pas en nombre aussi important dans d’autres pays. 

Refonder notre démocratie, c’est enfin prendre la mesure de l’état délabré de nos sociétés, des fractures qui les déchirent et des injustices qui s’y perpétuent. En veillant à ne pas allumer des feux de discorde et en récompensant justement le mérite ou le dévouement. Ces semaines de confinement auront permis aux Français de découvrir la fonction essentielle de trois catégories d’agents publics, trop longtemps délaissées :  les personnels enseignants, les personnels soignants et les personnels de maintien de la paix civile. Il est désormais urgent de leur réserver un statut décent, comme on le fait, depuis plusieurs années, dans tous les grands pays.

[1] Noces, 1959, p.53

[2] Ibidem, p.65

[3] 26 janvier 2019

[4] La Voix Lactée, 2015

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