[Compte-rendu] - Dîner-débat avec Anne LEVADE

Dîner-débat avec Anne LEVADE

Le 21 mai s’est tenu le dîner-débat du Cercle Orion consacré aux questions juridiques et institutionnelles en compagnie de Mme Anne LEVADE, professeure de droit public, ancienne membre des comités de réflexion et de proposition à l’origine des révisions constitutionnelles de 2007 et de 2008. Cette discussion privilégiée a permis d’aborder les thématiques de la crise de la démocratie et des réformes institutionnelles dans un contexte de défiance civique généralisée.

Les origines politiques et sociales de la crise de la démocratie représentative

La crise de la démocratie n’est pas nouvelle. La hausse continue de l’abstention électorale et le fossé grandissant entre le peuple et les élus est un processus croissant depuis la fin des années 1980. Ce phénomène atteint toutefois une proportion inquiétante dans la mesure où il tend à délégitimer les représentants politiques, le fonctionnement de la démocratie, et donne lieu à des épisodes de violence politique en lieu et place du débat d’idées (violence contre les élus, revendications violentes).

Le libéralisme politique qui fonde nos sociétés démocratiques est en crise. La pression sur les citoyens causée par des excès de bureaucratie et de procédures est à juste titre dénoncée. Mais le besoin de protection et de sécurité rend nécessaire l’édiction d’un grand nombre de mesures. Cet afflux de normes fait apparaître une opposition entre la liberté telle que conçue par les penseurs des Lumières et la volonté de sécurité qui donne lieu à des limitations de l’émancipation de l’individu à cause d’une perte de confiance dans les repères qu’offre une société apaisée où les normes sociales sont largement partagées.

A cet égard, la montée de l’individualisme et la perte de civisme est un facteur de changements sociaux profonds dans le rapport à la norme et à l’autorité. L’immédiateté dans les relations avec les élus, permise par les médias sociaux, tend à éliminer les intermédiaires qui canalisaient auparavant la violence sociale.

La démocratie représentative et fondée sur le débat d’idées ouvert tend à se perdre car la société politique est gouvernée par des artifices de communication visant à capter l’attention dans l’immédiateté au détriment de la réflexion sur le temps long : elle perd de sa substance.

La démocratie représentative est fondée sur le principe de la délégation du pouvoir du peuple à des représentants élus chargés de décider en leur âme et conscience. Elle s’est construite en opposition à la démocratie directe, mythe selon lequel le peuple peut participer directement à l’ensemble des décisions qui le concerne, théorisé par Jean-Jacques ROUSSEAU et détourné par le communisme pour en faire un instrument de l’aliénation qu’il prétendait combattre.

Toutefois, le principe de la représentation est aujourd’hui critiqué en raison de ces mutations politiques et sociales, pour atteindre des objectifs contradictoires entre eux. Certains dénoncent une confiscation du pouvoir qui entrainerait l’anéantissement des libertés individuelles. D’autres relaient des aspirations à la protection par la société dont la mise en œuvre s’oppose à l’émancipation, cardinale pour les libéraux.

Les mutations des interactions entre le droit et la politique

Les sociétés politiques modernes ont structuré leur fonctionnement institutionnel par le lien entre leur droit et la politique. Dans l’ordre démocratique, le droit émane des décisions prises par le pouvoir politique dans le cadre du débat politique. La Constitution est une partition qui guide ces processus institutionnels. Elle nécessite la présence d’un chef d’orchestre pour être jouer. La séparation des pouvoirs qu’elle doit organiser devient inopérante en l’absence de chef d’orchestre à même de l’interpréter conformément aux intérêts supérieurs de la Nation.

Plusieurs écueils viennent atténuer cette conception.

L’inflation normative représente un double problème. D’une part, l’augmentation du nombre de lois, de normes et de réglementations crée un problème de visibilité pour les citoyens et de prévisibilité pour ceux qui s’exposent à des sanctions. En ce sens, ce phénomène participe à la défiance entre gouvernants et gouvernés. En outre, répondre à une situation problématique par une loi ou une révision de la Constitution dès que survient un fait divers ne permet pas de créer un édifice social cohérent. Cette tendance au populisme juridique et constitutionnel doit être critiquée au nom du débat démocratique. Prendre tout un chacun à témoin pour tout fait divers en faisant l’économie de la discussion réfléchie et nuancée, c’est éteindre toute réflexion contradictoire nécessaire en démocratie.

L’inefficience du politique est donc due à l’inconscience des leaders d’opinion qui souhaitent créer des lois pour faire vivre leur notoriété, sans permettre au peuple de constater directement que cette démarche n’a pas d’effet réel sur le quotidien des Français.

Il faut donc réaffirmer que le droit est le produit du politique, que la loi est celui des parlementaires, en veillant à ce que la défense de la liberté individuelle ne tende pas à la restriction des libertés collectives et politiques. L’Etat de droit est ainsi invoqué pour ne pas appliquer des mesures appropriées aux auteurs de troubles graves à l’ordre public qui ont un effet immédiat et délétère sur le climat social, des participants au narcotrafic aux délinquants du quotidien sans oublier les militants violents souvent affiliés à des organisations d’extrême gauche.

A la source de l’Etat de droit

En revanche, les débordements des juges dans le domaine de l’interprétation de la loi peuvent être considérés comme une distorsion de l’Etat de droit. Les récentes condamnations de Marine LE PEN ou de Nicolas SARKOZY posent un problème de liberté de choix des électeurs. Les argumentaires parfois spécieux déployés pour défendre ces jugements prétendent que les juges ne sont que la bouche de la loi. Or, la capacité d’interprétation des textes au-delà de l’intention du législateur démocratiquement élu est bien ancrée dans le système juridictionnel. Au demeurant, le Conseil constitutionnel a établi une jurisprudence qui lui permet de contrôler largement la conformité de la loi à la Constitution en interprétant les textes de référence de manière extensive, notamment sur le contrôle des « cavaliers législatifs » introduits après la première lecture d’un projet ou d’une proposition de loi au Parlement.

Les juges judiciaires et administratifs sont entrés, dans certains domaines du contentieux, dans une pratique similaire qui tend à restreindre les libertés collectives, tant en matière de choix politique que de liberté de s’informer. Il est ainsi à craindre que nous entrions progressivement dans un obscurcissement de l’action du politique par les décisions de justice, en plus des problèmes causés par l’inflation normative.

Les principes de l’Etat de droit et de la Constitution visent à tracer une ligne directrice pour assurer une vie démocratique saine. Les relations entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont réglées par des textes. En cas de transgression de l’ordre social et d’empiètement d’un pouvoir sur l’autre, la justice, indépendante et impartiale, a la faculté de trancher les litiges. Elle doit toutefois se soucier des conséquences de ses décisions sur le rétablissement de l’ordre social à la source de l’Etat de droit, au lieu de s’enfermer dans un « juridisme » qui peut être perçu comme un arbitraire obscur.

Les comportements de certains juges qui enfreignent l’impartialité en manifestant des préférences politiques dénaturent ainsi la substance de l’Etat de droit. La politisation excessive de la magistrature, de l’affaire du « mur des cons » à la participation de membres du Syndicat de la magistrature à la fête de l’Humanité, pose un défi majeur à la démocratie dans la mesure où toute intervention d’un autre pouvoir serait perçu comme une remise en cause de l’indépendance de la justice. Mais le laisser-faire essouffle la confiance citoyenne et mine la démocratie à bas bruit. Quel justiciable pourra dès lors croire être jugé de manière équitable si les opinions de son juge sur sa personne ou sur des éléments constitutifs de sa vie sont connus à l’avance ?

Quelles solutions pour faire revivre la démocratie ?

La crise de la démocratie et les mutations des rapports entre droit et politique amènent à repenser l’exercice du pouvoir et en particulier le fonctionnement de certains processus décisionnels.

La démocratie participative est apparue en Europe au tournant des années 2000 pour associer les citoyens à des décisions de manière plus informelle qu’institutionnelle. Issue des réflexions philosophiques de Jürgen HABERMAS (à qui l’on associe le concept de démocratie délibérative), elle réside dans l’association des citoyens à des processus de communication et de discussion tout au long d’un processus décisionnel. Le but est de canaliser les mécontentements pour empêcher l’irruption de revendications mettant en danger l’ordre démocratique, ce qui diffère de la conception française de la souveraineté nationale qui appartient au peuple.

Il est possible de critiquer ce que ces processus deviennent tels qu’ils sont appréhendés par les autorités. Les budgets participatifs locaux permettent à des citoyens de proposer des investissements dans un cadre défini par les autorités. La participation du public aux décisions environnementales et d’urbanisme, telle qu’elle est permise en France par la loi, ne permet pas de s’opposer à une décision des autorités qui nuirait au cadre de vie. Elle affaiblit néanmoins une décision prise pour des raisons d’intérêt général, comme on le voit pour la construction de l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, après plusieurs années de procédures participatives et d’études préalables à la délivrance d’un permis de construire, sujet à de multiples péripéties juridictionnelles par la suite. En réalité, ces formes d’association de la « société civile » ne sont pas décisionnelles au sein d’un système représentatif mais elles ont le mérite d’exister.

Ces discussions montrent que les équilibres entre liberté et sécurité, droit et démocratie, représentation et participation ne sont pas évidents. Ils doivent être pensés consciencieusement dans le temps long. Le propos d’une très grande teneur intellectuelle constitue désormais un apport important dans la réflexion sur les travaux de l’Initiative Droit, Libertés, Démocratie lancée par le Cercle Orion.