[Compte-rendu] - Dîner-débat avec Dominique PERBEN

 
 

Mercredi 11 octobre 2023, le Cercle Orion a reçu pour son dîner de rentrée l’ancien Garde des sceaux, ministre de la Justice, Dominique PERBEN, afin d’échanger sur le concept de “gouvernement des juges”.

Après avoir été maire et député RPR, M. PERBEN est nommé membre de différents gouvernements, ministre des départements et territoires d’Outre-mer dans le Gouvernement BALLADUR de 1993 à 1995 puis, sous la présidence de Jacques CHIRAC, ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’Etat et de la Décentralisation dans le gouvernement JUPPÉ II de 1995 à 1997, Garde des sceaux, ministre de la Justice, dans les gouvernements du Premier ministre Jean-Pierre RAFFARIN de 2002 à 2005 et enfin ministre des Transports, de l’Equipement, du Tourisme et de la mer jusqu’en 2007 sous le Premier ministre Dominique de VILLEPIN.

En tant que Garde des sceaux, Dominique PERBEN a donné son nom à deux grandes lois, dites PERBEN I et II. La première, promulguée le 9 septembre 2002, concerne notamment le traitement judiciaire des mineurs avec la création, entre autres, des centres éducatifs fermés. Quant à la loi PERBEN II promulguée le 9 mars 2004, celle-ci instaure une procédure de plaider coupable à la française, le stage de citoyenneté, les fichiers d’auteurs de certaines infractions ainsi qu’une réforme des conditions d’exécution de la garde à vue avec des dérogations à la procédure de droit commun en cas de délinquance organisée.

La discussion portait sur la thématique du “gouvernement des juges” qui interroge le principe démocratique de la séparation des pouvoirs. Celle-ci, pensée par LOCKE puis MONTESQUIEU, postule que “pour qu’on ne puisse abuser [du pouvoir], il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir” (MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, 1748). D’où la typologie moderne des trois branches du pouvoir, exécutif, législatif, judiciaire. Cette conception est reprise à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui a valeur constitutionnelle et sur lequel se base parfois le Conseil constitutionnel, selon lequel “Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.”

Le postulat du “gouvernement des juges” énonce que le pouvoir des juges empièterait sur les branches exécutive et législative et qu’il en résulterait un dysfonctionnement démocratique. Il s’agirait dès lors d’un des paramètres de la crise de confiance que connaissent les démocraties occidentales se traduisant par une abstention forte et une absence de légitimité ressentie par le pouvoir politique.

La Constitution de 1958 ne fait pas référence à un “pouvoir judiciaire” comme ce qui semblerait couler de source depuis MONTESQUIEU mais à une autorité judiciaire. En effet, la Révolution a interdit aux juges, par la loi des 16-24 août 1790 puis par le Décret du 16 fructidor an III (2 septembre 1795), de contrôler les actes de l’administration, ceux-ci tirant leur légitimité uniquement du pouvoir politique. Notre système juridictionnel est l’héritier de cet état de fait. Progressivement, un ordre juridictionnel administratif, à part de l’ordre judiciaire, s’est affirmé en parallèle pour connaitre des contentieux entre les particuliers et l’administration. Il en résulte que la France dispose de deux cours suprêmes, la Cour de cassation pour l’ordre judiciaire et le Conseil d’Etat pour l’ordre administratif.

Chemin faisant, les juridictions vont connaitre un mouvement d’autonomisation qui va constituer le cœur de la critique du “gouvernement des juges”. Le Conseil d’Etat a progressivement gagné la faculté de juger de la légalité des actes de l’administration et notamment ceux du pouvoir politique. On peut citer notamment l’arrêt du Conseil d’Etat du 16 octobre 1962, Canal, Robin et Godot, par lequel les juges du Palais royal annulent les dispositions d’une ordonnance prise sur le fondement d’une loi référendaire qui visait à déroger à la procédure pénale définie par la loi, ce qui a à l’époque été interprété par le Gouvernement comme un acte de défiance tandis que la juridiction faisait valoir l’application de principes généraux du droit pénal.

Le développement du contentieux constitutionnel depuis les années 1970 qui connait un renouveau depuis 2008 est parfois interprété comme une atteinte au pouvoir du Parlement. Les opposants à cette thèse argumentent toutefois qu’il s’agit de protéger les droits individuels et les libertés publiques. La réforme constitutionnelle de 2008 instaurant la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) renforce ce contrôle en permettant à tout justiciable de se prévaloir des droits et libertés constitutionnellement garantis pour contester la constitutionnalité d’une disposition législative applicable au litige en question devant le Conseil constitutionnel.

Plus encore, la thèse du “gouvernement des juges” est appuyée par la création du parquet national financier après l’affaire CAHUZAC. La critique contre cette autorité a connu son intensité maximale après la déposition de la procureure Eliane HOULETTE en juin 2020 devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative aux obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Mme HOULETTE a déclaré avoir reçu de “très nombreuses demandes” et un “contrôle très étroit” du Parquet général au sujet des poursuites judiciaires visant François FILLON, ce qui a alimenté les critiques venant de la droite.

La qualité de l’invité a permis des échanges animés et des débats fructueux entre plusieurs thèses qui se sont affrontées. Le prochain dîner-débat aura lieu le 16 novembre avec Jean-Pierre JOUYET, haut fonctionnaire, directeur du Trésor de 2000 à 2004, secrétaire d’Etat aux affaires européennes de 2007 à 2008 et secrétaire général de la Présidence de la République de 2014 à 2017. Ce dîner-débat sera consacré à la question de l’efficience de l’Etat.