Éditorial - Souveraineté, ô souveraineté, de quoi es-tu le nom ?

Souveraineté économique, souveraineté technologique, souveraineté agricole, souveraineté européenne … Le terme de “souveraineté” est omniprésent dans le monde politique, puisqu’incontournable au sein des programmes présidentiels, mais aussi parmi les instituts de réflexion ou l’écosystème des entreprises. Or, un tel usage prolifique peut contribuer à en galvauder le sens. Tout lecteur de WITTGENSTEIN sait qu’une telle entreprise est risquée, mais aussi signifiante. Le sens qu’on donne à un mot exprime aussi un sens de l’Histoire ; pour avoir la plume savante (comme il conviendrait après avoir convoqué l’auteur du Tractatus), nous devons revenir à une étude ontologique sans toutefois omettre l’analyse téléologique d’une telle effervescence protéiforme du lexique de la souveraineté. Et penser son échelle pertinente.

                 

                  Penser la souveraineté, c’est penser l’État car, dès l’émergence de l’Etat moderne né sur les braises fumantes d’un monde tiraillé entre la papauté et l’empire, les notions sont jumelles. La souveraineté, selon son penseur originel et totémique Jean BODIN, c’est le pouvoir absolu de faire et casser la loi, c’est détenir normativement “la compétence de sa compétence” (Georg JELLINEK). C’est ainsi per se une notion de nature juridique. Et cette gémellité conceptuelle originelle entre Etat et souveraineté souligne que la crise de légitimité de l’État se conjugue fondamentalement avec la remise en cause de la concrétude nationale de la souveraineté. D’où procède cette crise ? Nombres de discours, comme celui de l’ancien vice-président du Conseil d’État Jean-Marc SAUVE intitulé “Servir l’État aujourd’hui” (2018), en conviennent : l’origine de cet affaiblissement procède de ce qu’on peut qualifier d’idéologie libéral-libertaire. Sa matérialité, la conjonction de la globalisation (dans le sens que lui donne Alain SUPIOT) et du droit-de-l’hommisme impose une internationalisation du droit, ce qui de facto concurrence le monopole normatif des États, fragilise la souveraineté nationale, la territorialité nationale devenant obsolète (voire méprisable).

La crise sanitaire, et au-delà la nature de plus en plus hostile de l’ordre international, ont souligné les limites de l’interdépendance très étroite des économies qui, dans une logique ultra-libérale d’inspiration anglo-saxonne assumée, sont allés jusqu’à penser bon de produire des médicaments stratégiques au-delà (voire bien-au-delà) des frontières nationales (80% du paracétamol consommé en Europe est produit en Chine et en Inde). Lorsque d’autres pays que soi possèdent les ressources, voire les biens finaux, nécessaires à la santé, à la défense, à la production industrielle, nous entrons en relation de dépendance. D’où la proposition de définir une souveraineté technologique, une souveraineté économique, une souveraineté agricole. Si la souveraineté est un concept ontologiquement juridique, la profusion d’un tel usage pose inévitablement question. Elle souligne une téléologie récente : se réapproprier les moyens vitaux pour être résilient, c’est-à-dire résister aux chocs mondiaux (pandémie, guerre, épuisement des ressources, grèves …).

La montée de la notion de résilience - une de mes marottes personnelles - traduit une reconfiguration du champ du régalien, et donc de la légitimité de l’action de l’État. L’État doit être stratège pour “briser la tragédie des horizons”, selon la formule récente de l’Institut Choiseul. Cette prise de conscience est salutaire (signant en quelque sorte l’heure de gloire du néo-mercantilisme traditionnel français) et c’est en ce sens que le Cercle Orion, comme acteur responsable, lucide et audacieux du débat public, se doit de s’en saisir.

Un enjeu sémantique fondamental est la question de la “souveraineté européenne”. Ce concept, très présent dans le lexique macronien, hérisse les souverainistes. Or, pour citer le général DE GAULLE, il convient de considérer “le monde tel qui l’est, les réalités telles qu’elles sont”. Sur les sujets économiques et technologiques, comme l’approvisionnement stratégique (et qui va le devenir de plus en plus) de métaux ou de semi-conducteurs, l’échelle pertinente de réponse est continentale. La force de frappe économique, normative, mais aussi géopolitique de l’Union européenne est indéniable ; ce levier de rapport de force est parfois nécessaire, et l’homme du 18 juin ne disait pas autre chose … encore du réalisme! Donc, pour défendre cette réalité impérieuse sans faire brayer les souverainistes qui penseront que l’on veut transférer tout pouvoir normatif vers les couloirs de Bruxelles (ce que convoque, par définition, le syntagme de “souveraineté européenne”), Michel BARNIER, que nous avons récemment reçu dans nos rencontres du Cercle Orion, propose le lexique d’ “autonomie stratégique européenne”. Un terme qui permet donc d’apaiser le débat et de se concentrer sur l’essentiel, et donc doublement salutaire.

 

                  La souveraineté doit être résolument nationale, la résilience systémique, l’autonomie stratégique européenne. L’actualité de ces enjeux marque un nouveau temps des relations géo-économiques mondiales : il ne faut pas jeter aux oubliettes de l’Histoire le libre-échange (rien qu’à se rappeler sa capacité de sortir des centaines de millions de personnes de l’extrême pauvreté), mais il convient de renoncer à la naïveté libérale-libertaire. Pour reprendre la sémantique d’Alain SUPIOT, le monde doit s’inscrire dans la mondialisation mais ne plus céder à la globalisation. “Globaliser, c’est œuvrer au règne du Marché, de la croissance illimitée, de la flexibilisation du travail et de l’hégémonisme culturel. Mondialiser consiste à établir un ordre mondial respectueux de notre écoumène, du travail humain et de la diversité des peuples et des cultures.” (Alain SUPIOT, Mondialisation ou globalisation? Les leçons de Simone WEIL, 2019, éd. Collège de France). Ainsi, pour reprendre l’appel du vice-président honoraire SAUVE (op. cit.), les bouleversements systémiques actuels imposent une vision claire de l’avenir, s’appuyant sur des analyses lucides et proposant des réponses courageuses, pour un changement profond dans la durée. Telle est pourrait être notre devise au Cercle Orion, alors pensons la souveraineté de demain !