L’Europe entre le droit et la force
Après la chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS, la démocratie, la liberté, la justice avaient semblé gagner définitivement la partie en Europe. Francis Fukuyama y voyait « la fin de l’histoire ». Sabino Cassese pouvait écrire que dans l’Europe d’aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de soldats, plus besoin de diplomates, nous avons besoin de juges, « neither soldiers nor ambassadors but judges ».
Le tableau optimiste et serein des années 1990-2000 s’est assombri dès la décennie suivante. De premières alertes ont retenti : annexion de la Crimée par la Russie en 2014, évolution de la Turquie du président Erdogan après le coup d’Etat manqué de l’été 2016, affirmation d’une démocratie illibérale en Pologne et en Hongrie. Dans son livre Le peuple contre la démocratie, Yascha Mounk constatait en 2018 : « la démocratie libérale est en train de se décomposer en ses différents éléments, donnant ainsi naissance à une démocratie antilibérale d’un côté et à un libéralisme antidémocratique de l’autre ».En Russie, le caractère autoritaire du régime s’accentuait, au travers d’une soumission croissante des juges, de la presse, des opposants. Un voile honteux se mettait à planer au cœur de l’Europe avec la réélection contestée en 2020 d’Alexandre Loukachenko à la présidence de la Biélorussie suivie en 2021 du détournement d’un avion de Ryanair pour arrêter le journaliste dissident Roman Protassevitch.
Ces prémices ne laissaient toutefois guère présager la rupture brutale avec les principes fondamentaux du droit international qui résulte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Avec cette agression, la fureur des armes se déclenche,
les règles de la guerre et de l’humanité sont bafouées, la propagande mensongère se répand. Plusieurs millions de personnes sont contraintes à l’exode. Le droit le cède à la force. Des mesures d’urgence ordonnées par la Cour internationale de justice demeurent sans portée concrète. L’intervention éventuelle de la Cour pénale internationale paraît hypothétique et en tout cas fort lointaine. L’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe, qu’elle avait rejoint en 1991, est à peine remarquée.
Cette tragédie, à l’issue encore incertaine, rappelle de dures réalités et dissipe des illusions. Elle n’efface néanmoins pas l’espace de droit et de liberté que l’Europe a construit. Au contraire, elle laisse entrevoir pour l’avenir de solides espoirs. L’unité des démocraties s’est affirmée dans un sentiment renforcé d’appartenance européenne et de communauté transatlantique. Des réactions d’ampleur se déploient.
La solidarité s’organise, le droit d’asile prend toute sa dimension. Des projets ambitieux pour mieux assurer l’autonomie énergétique, agricole, industrielle, de l’Europe voient le jour. Une Europe souveraine, y compris d’un point de vue militaire, devient un projet mobilisateur. Entre les valeurs de la liberté et le camp de l’oppression, le contraste est perçu avec netteté. A l’intérieur de la Russie, des lumières veillent qui peuvent conduire ce grand pays vers un meilleur chemin. Des deuils, des destructions, de rudes souffrances rappellent certes que le droit ne s’impose pas sans difficulté. Mais l’histoire montre que les causes justes finissent par l’emporter.