Vision Orion - L'espace juridique européen

L’Europe s’est construite par le droit. Institué par le traité de Londres du 5 mai 1949, le Conseil de l’Europe a pour vocation d’assurer la prééminence du droit et la garantie des libertés. Il répond au projet décrit par Winston Churchill au Congrès de La Haye, le 7 mai 1948 : «We aim at the eventual participation of all European peoples whose society and way of life are not in disaccord with a charter of human rights and the sincere expression of free democracy ».   Dès le 4 novembre 1950, à Rome, la Convention européenne des droits de l’homme est adoptée en son sein. Avec les traités de Paris du 18 avril 1951 créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier et les deux traités de Rome du 25 mars 1957 qui mettent en place la Communauté économique européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique, l’aventure communautaire est lancée. Outre les traités, elle repose, de façon originale, sur un droit dérivé, règlements et directives, qui donne naissance à l’ordre juridique intégré qui est aujourd’hui celui de l’Union européenne.  Deux cours, à Strasbourg, la Cour européenne des droits de l’homme pour le Conseil de l’Europe, à Luxembourg, la Cour de justice de l’Union européenne, sont dotées de larges prérogatives pour veiller à la bonne application de chacune des deux branches du droit européen. Vigilante et dynamique, leur jurisprudence contribue à la solidité de l’ensemble. 

Un espace sans précédent de droit et de liberté s’est ainsi constitué. Des ajustements se sont certes imposés pour articuler le droit européen avec les droits nationaux. Si la supériorité du droit international, en particulier du droit européen, sur la loi nationale s’est progressivement imposée, la suprématie de la constitution dans l’ordre juridique interne a été plus difficile à combiner avec la primauté reconnue au droit européen. Mais un dialogue de plus en plus nourri et fructueux s’est développé entre les deux cours européennes et l’ensemble des cours constitutionnelles et des cours suprêmes nationales. Il repose sur des logiques conciliatrices qui donnent son équilibre à l’édifice. Pour en rendre compte, il ne faut sans doute plus se référer à l’image de la pyramide parfaitement ordonnée de Kelsen mais plutôt, comme l’indiquait Andreas Vosskuhle, alors président de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe, à un mobile de Calder dont les différents éléments trouvent leur assise dans un mouvement incessant d’appuis partagés et d’influences réciproques.

Des évolutions préoccupantes n’en sont pas moins venues altérer l’harmonie qui assurait à l’Europe une place éminente dans le respect du droit et des libertés. Des pays du Conseil de l’Europe s’affranchissent des garanties communes, avec, en particulier, un autoritarisme croissant en Russie et l’instauration en Turquie, après le coup d’Etat manqué de l’été 2016, d’un régime qui ignore délibérément la liberté de la presse et

l’indépendance de la justice. A l’intérieur même de l’Union européenne, la Hongrie et la Pologne s’orientent vers une forme de démocratie illibérale, qui met en question le rôle des juges et l’indépendance des juridictions, menace la liberté des médias, apporte des restrictions aux droits fondamentaux. Par sa décision du 7 octobre 2021, le Tribunal constitutionnel polonais s’est situé en dehors de l’Etat de droit tel qu’il est défini par l’Union européenne. Comme l’observe Yascha Mounk dans son livre Le peuple contre la démocratie[1], démocratie et liberté, naguère intimement liées, divergent l’une de l’autre. A ses marges, l’Europe ne parvient pas à éviter la honte que constitue sur son sol la dictature biélorusse. 

L’Europe n’en continue pas moins de représenter dans le monde un espace inégalé de droit et de liberté. Certes tous les pays n’avancent pas au même rythme et ne partagent pas les mêmes sensibilités à l’égard des grandes questions d’aujourd’hui, de l’asile à l’environnement, de la bioéthique au numérique. Aussi la subsidiarité, les marges nationales d’appréciation, le respect des identités constitutionnelles doivent-elles davantage inspirer la construction commune. L’esprit de conciliation ouvre la voie vers de justes équilibres. En 2021, le Conseil d’Etat l’a montré par ses décisions sur la conservation des données de connexion[1] et sur le temps de travail des militaires[2] : tout en appliquant le droit de l’Union tel qu’interprété par la Cour justice, il a réservé les exigences constitutionnelles qui garantissent la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation. En disposant d’un « joker constitutionnel », dont il lui appartient de faire un usage raisonnable, le juge national dessine aussi un horizon européen plus stable. L’identité même de l’Europe tient à des valeurs partagées de respect de la personne humaine, de tolérance et de refus des discriminations. Des principes en découlent, droit au recours devant un juge indépendant et impartial, sécurité juridique, proportionnalité. A partir d’eux, le droit public européen se constitue en véritable système juridique, à l’instar du droit américain ou du droit chinois. Il découle de l’interaction permanente et réciproque entre les deux sources européennes, la convention européenne des droits de l’homme, le droit de l’Union et l’ensemble des droits nationaux. La construction se nourrit des échanges attentifs entre les deux cours européennes et les différentes cours constitutionnelles et cours suprêmes nationales. Au-delà des difficultés, un dialogue, des valeurs, des principes se conjuguent pour tracer et pour consolider l’espace juridique européen.

[1] Editions de l’Observatoire, 2018.

[1] CE, 21 avril 2021, société French data network.

[1]CE, 17 décembre 2021, M. G.