En quoi la crise de l'autorité républicaine nous amène-t-elle à repenser la vie démocratique ?

Le déclin progressif de l'autorité républicaine

Une crise sans précédent marquée par une montée de l'impopularité de l'élitisme politique 

Ces dernières années ont été marquées par une montée extrême de la violence contre les représentants de l'autorité républicaine et de l'idéal républicain. A cet égard, si la gifle contre le chef de l'État ou les gilets jaunes ont été extrêmement médiatisées, c'est parce qu'elles cristallisent ce sentiment de haine et de lassitude envers la politique républicaine. Une accélération de l'usure du pouvoir qui positionne désormais le président comme le bouc émissaire de la société. Un rejet, qui faisait partie du quotidien de la politique française avant le mandat d'Emmanuel Macron, notamment avec les crachats de Jacques Chirac le 4 mars 2002[1], ou les œufs lancés au Premier ministre Pierre Bérégovoy en mars 1993. Toutefois, si cette violence a toujours été présente, elle prend aujourd'hui un tout autre tournant en termes de banalisation et d'escalade de cette violence. De même que par sa propagation à l'encontre des policiers, militaires, gendarmes, pompiers, magistrats, enseignants, personnels soignants des hôpitaux, membres de notre service public, syndicalistes et responsables politiques.

Les responsabilités régaliennes, aujourd'hui remises en cause, ainsi qu'un État perçu comme inadapté aux défis de notre temps (inflations, crises climatiques, montée du terrorisme), sont les principaux syndromes de cette remise en cause de l'autorité républicaine. La gestion de la pandémie de Covid-19 en est un parfait exemple. Ainsi, si la santé a toujours été une responsabilité régalienne qui représente l'une des premières préoccupations des Français, la pandémie a mis en lumière un État au système de santé fragile et sous-équipé du fait de nombreuses réformes restrictives[2]. Une fragilité qui ne lui a pas été pardonné puisque les Français ont perdu confiance en la capacité de l’Etat à garantir une sécurité, à protéger ces citoyens des agressions extérieurs, de cet « ennemi invisible ».  Un climat devenu anxiogène, renforcé par la naissance de nombreuses théories du complot autour du Covid-19, qui aurait été planifié et/ou voulue par des élites globalisées[3]

Une autorité républicaine également mise à mal lors des nombreuses attaques terroristes contre la France, qui s'attaquent directement aux idéaux intrinsèques à la République : liberté, égalité et fraternité. La vague d'attentats qui a endeuillé la France en 2015, l'attentat du 25 septembre 2020 devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, l'assassinat le 16 octobre 2020 du professeur d'histoire-géographie Samuel Paty à la sortie de son collège à Conflans-Sainte-Honorine et l'attentat du 29 octobre 2020 contre la basilique Notre-Dame à Nice ont plongé la France dans un environnement d'insécurité latente. Le sondage Ifop pour le Journal du Dimanche a d'ailleurs souligné qu'à l'heure du Covid-19, les priorités des Français sont les questions de santé (85%), mais que la sécurité, la lutte contre le terrorisme ainsi que la lutte contre la délinquance suivent de près avec respectivement 72% des Français qui considèrent ces questions comme présidentielles.

À l'approche des élections présidentielles de 2022, la lassitude se traduit notamment par la montée en puissance de partis politiques aux revendications radicales. Des partis qui promettent un retour à la sécurité nationale, une protection des Français contre la mondialisation et les ennemis extérieurs. En somme, un retour à une France souveraine, maîtresse de son territoire. En effet, si Zemmour était initialement perçu comme un polémiste comme les autres, il est aujourd'hui en tête des sondages. L'une des explications est son récit de la nation, de l'histoire, qui feint un sentiment d'unicité prôné par les Français. 

Or, si la France veut aujourd'hui renforcer les valeurs républicaines sans laisser la main aux partis extrêmes, elle doit se réapproprier l'histoire de sa nation. Une nation qui revendique ses valeurs laïques, mais aussi sa liberté religieuse, sa liberté d'expression, sa liberté de pensée, son multiculturalisme, son cosmopolitisme, qui permet à chacun de s'émanciper individuellement.

Une crise de l'autorité générale exacerbée sous la Vème République

Dans son texte de 1958 intitulé Qu'est-ce que l'autorité, Arendt déclare que "l'autorité a disparu du monde moderne". Ainsi, selon elle, le développement du monde moderne est indissociable d'une crise de l'autorité puisqu'elle réside dans la montée des totalitarismes traversés par le Xxi siècle, remettant en cause toute forme d'autorité traditionnelle. Elle élabore en précisant que cette crise est liée à la disparition d'une forme très spécifiques d'autorité, celle qui est liée au passé, une autorité qui implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté et sans être contraints par la force[4].De plus, selon Hannah Arendt, la crise de l'autorité au XXe siècle touche tous les secteurs, y compris la relation pré-politique entre adultes et enfants, les normes de la foi et l'utilisation du langage. Elle explique cela par l'application d'une autorité contrainte par la force et non d'une autorité obéissante dans laquelle les hommes gardent leur liberté et sans être contraints.

Aussi, selon Pierre Rosanvallon, dans la Contre-démocratie - la politique à l’âge de la défiance, les sociétés contemporaines sont marquées par une érosion générale du rôle de la confiance. Selon lui, le peuple est devenu un juge où le gouvernement doit rendre des comptes passant ainsi d’une démocratie de confrontation à une démocratie d’imputation.

Ces phénomènes notables se déroulent dans un environnement où la mondialisation est synonyme d'effacement des frontières et de remise en cause de la souveraineté nationale. La diffusion de l'information, également grâce aux réseaux sociaux et à l'Internet en général, a eu pour effet de placer le citoyen au cœur du débat politique, lui donnant une voix et une résonance. Si cette crise de l'autorité touche les pays européens, elle se présente aussi dans l'Union européenne, puisque son propre modèle est de plus en plus contesté et que son efficacité, voire sa légitimité à gouverner, est de plus en plus débattue au profit de la souveraineté nationale. Les populations européennes ressentent une méfiance croissante à l'égard des institutions supranationales, ce qui remet en cause leurs perspectives de droit et leur légitimité démocratique, et donc leur autorité de fait[5].

Ainsi, s'il est vrai que l'autorité est de plus en plus contestée à l'ère de la modernité, et qu'elle touche les pays européens ainsi que l'Union Européenne, qu'en est-il en France ? 

Le régime démocratique est souvent perçu selon deux concepts bien distincts : l'idée de "démocratie gouvernée" avancée par Georges Burdeau contre la "démocratie gouvernante" qui incarne une vision plutôt rousseauiste du système politique. Selon Georges Burdeau, constitutionnaliste français, la démocratie émerge d'un système qui accorde aux citoyens le droit de déléguer leur pouvoir aux représentants de la nation. Une perspective philosophique également revendiquée par Montesquieu[6]. Elle s'oppose à la vision rousseauiste de la " démocratie de gouvernement " qui place le citoyen au cœur du processus de légitimation de la décision politique. Ainsi, lorsque la loi est adoptée par le législateur, elle est le résultat de la volonté du peuple.

 La distinction entre les deux visions est essentielle car elle explique, entre autres, ce désenchantement démocratique où la "démocratie gouvernée " domine la " démocratie gouvernante " au détriment du peuple. Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire de revenir au cœur même du système politique français : un système politique fondamentalement jacobin, favorisant la centralisation et la verticalité. Plus précisément, en France, le terme "jacobin" désigne généralement un partisan d'un État républicain centralisé et de pouvoirs centraux forts favorisant une intervention extensive de l'État pour transformer la société. Ce centrisme jacobin est inhérent au système politique français d'égalité républicaine.  La France s'est en effet construite autour d'un État fort, une structure pyramidale verticale parsemée de hauts fonctionnaires issus des meilleures écoles[7].

Si le constitutionnaliste Dominique Rousseau écrit que "la France cherche depuis deux siècles une organisation équilibrée des pouvoirs", il est indispensable de se pencher sur les fondements de la Vème République pour comprendre en quoi elle exacerbe une crise de l'autorité inhérente à la démocratie.

La Ve République française n’est ni pleinement parlementaire, ni pleinement présidentielle depuis l’introduction de l’élection du président de la République au suffrage universel direct de la France en 1962. Ce régime, induit la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée nationale et l'irrévocabilité politique mutuelle des pouvoirs.  Elle ne fonctionne qu’en cas de concordance politique entre le chef de l’État et la majorité parlementaire. Dans le cas contraire, le régime fonctionne comme un régime parlementaire à part entière, le président cède sa prééminence au Premier ministre. C’est le cas de lors d’une cohabitation. 

L'hyperprésidentialisme du régime est profondément marqué par De Gaulle, qui souhaitait que le chef de l'Etat joue un rôle prééminent. Le concept d'hyperprésidentialisme, qui peut être défini comme la supériorité du chef de l'État sur les autres branches du gouvernement, se manifeste essentiellement dans l'alignement politique entre le Parlement et le gouvernement. De nombreuses critiques décrivent ce phénomène comme un profond déséquilibre qui confère au sommet de l'État la suprématie du pouvoir en toutes circonstances. Ainsi, l'opposition parlementaire décrit souvent le mandat de Macron comme antiparlementaire, en raison des nombreux actes législatifs unilatéraux et d'une majorité parlementaire qui lui assure des portes ouvertes pour légiférer sans obstacles. Des députés « soldats du chef de l’Etat » le plaçant tout en haut de la pyramide. « Emmanuel Macron est Jupiter. Je suis Hermès, le messager[8] », a d’ailleurs avoué le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire. 

Ainsi, si la crise de l'autorité est inhérente à la démocratie, si la modernité permet une opposition au pouvoir en place, est-elle aujourd'hui en adéquation avec un régime privilégiant l'hyperprésidentialisme, source de lassitude ?

 

Comment restaurer la confiance en l’autorité républicaine ?

Revalorisation et revitalisation du rôle du parlement et de la vie démocratique

La parole présidentielle est aujourd'hui dévitalisée par l'usure du pouvoir, elle doit redevenir une voix garantissant la liberté et la sécurité et nullement l'une ou l'autre. Elle doit redevenir une autorité émancipatrice, qui fait vivre les valeurs de laïcité et les valeurs républicaines à travers un consensus national " l’universalisme des droits de l'homme, contrat social, libertés fondamentales, devoirs civiques, laïcité, méritocratie, égalité des chances, État de droit, souveraineté du peuple, suffrage universel, représentation démocratique ". Ainsi, pour restaurer l'éducation aux valeurs républicaines, il est essentiel, comme vu précédemment, de se réapproprier le récit commun de la nation, d'établir une symbolique pour raconter l'histoire et la mémoire française. 

En ce sens, la question de la mixité sociale à l'école touche aux racines mêmes de nos valeurs républicaines, la question sous-jacente mais essentielle étant le modèle de justice éducative que la société souhaite prôner. Il faut donc sortir de cette spirale d'inégalités qui se fait en proposant aux familles les plus défavorisées une éducation de qualité. 

L'autorité devrait également être décentralisée pour être plus proche de ses élus locaux. Cela permettrait d'abord d'atténuer l'effet "président-bouc émissaire", en réduisant les responsabilités du chef de l'État. Cela permettrait également de réduire les tensions parlementaires liées à l'hyperprésidentialisme du régime et de permettre un véritable débat démocratique.

Propositions concrètes 

 

- Promouvoir l'autonomie des collectivités locales, en transférant les pouvoirs de décision et les compétences administratives de l'État aux entités locales afin de leur donner une plus grande marge de manœuvre. Cela passe notamment par l'autonomie financière en définissant les ressources propres des collectivités.

- Supprimer la règle du non-cumul des mandats à l'Assemblée nationale, qui est une mesure qui conduit à un éloignement des élus des territoires locaux. 

- Réformer le Service National Universel, qui est une bonne idée mais qui, du fait de son caractère volontaire, ne concerne pas les jeunes issus de milieux défavorisés. Ainsi, afin d'assurer la mixité sociale, il faudrait que le service national et le centre de jeunesse (CSNJ) existants, puissent s'inscrire dans une logique gagnant-gagnant, amenant le jeune à être acteur en généralisant le principe des missions collectives. 

- Si le projet de loi sur le séparatisme prévoit une formation obligatoire de tous les fonctionnaires au principe de laïcité, il est néanmoins nécessaire de valoriser le travail, notamment à travers le salaire et les conditions de travail des enseignants, qui jouent un rôle fondamental dans la transmission des valeurs républicaines.

- Concernant la ghettoïsation de certains quartiers, il semble essentiel de favoriser la mixité sociale, principal instrument pour transformer volontairement l'équilibre sociologique de la ville. Cela pourrait se faire notamment en favorisant l'implantation d'entreprises, de commerces dans les quartiers résidentiels modestes, facteurs de développement local et de lien social.

[1] https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/violence-contre-les-hommes-politiques-entre-haine-et-revendications-avec-dominique-reynie-matthieu

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/27/la-sante-une-responsabilite-regalienne-qui-doit-etre-reconnue-comme-telle_6040873_3232.html

[3] https://www.lexpress.fr/actualite/politique/covid-19-complotisme-macron-presidentielle-l-interview-sans-filtre-de-philippe-de-villiers_2151531.html

[4] http://www.fredericgrolleau.com/2019/05/arendt-et-la-crise-de-l-autorite.html

[5] https://www.institutegreatereurope.com/single-post/2019/04/11/lunion-europ%C3%A9enne-et-sa-crise-de-l%C3%A9gitimit%C3%A9

[6] https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-constitution-de-la-ve-republique-va-dans-le-sens-du-president

[7] https://www.challenges.fr/politique/l-etat-jacobin-centralisateur-a-plus-que-montre-ses-limites-face-au-coronavirus_707457

[8] https://www.leparisien.fr/politique/emmanuel-macron-l-hyper-president-02-07-2017-7103979.php?ts=1636714827294