Quelles origines et quelle solution potentielle à la crise qu’affronte le Liban ?
Les affrontements armés qui ont eu lieu jeudi 14 octobre dans le centre-ville de Beyrouth entre des militants chiites et les forces libanaises de Samir Geagea ont constitué une culmination de la tension qui règne au Liban depuis l’installation de la crise économique et politique à l’automne 2019. Certains observateurs y ont même vu le prémice de la résurgence des violences interconfessionnelles qui ont mené le pays du cèdre à la guerre civile pendant quinze ans, de 1975 à 1990. Le Liban, frappé par une importante crise politique et économique qui a conduit plus de 70% de sa population à passer sous le seuil de pauvreté selon la Commission économique et sociale des Nations unies pour l'Asie occidentale, a également été endeuillé par l’explosion des silos du port de sa capitale en août 2020 qui a occasionné des dégâts importants sur la moitié du bâti de la ville et plus de deux cents décès.
Ainsi, comment le pays qu’on appelait autrefois la « Suisse de l’Orient » est-il parvenu à ce stade de déshérence et quelle solution pourrait l’aider à se redresser ?
1. La mainmise du Hezbollah sur la vie politique et la crise économique et financière a conduit le Liban au bord du gouffre
1.1 La toute-puissance du Hezbollah est une des causes principales de l’ornière dans laquelle se trouve le Liban
La place de primus inter pares et de première force armée nationale qu’occupe au Liban depuis la fin de la guerre civile le Hezbollah, un des principaux partis représentatifs de la minorité musulmane chiite, a fait passer le pays au rang de paria de la scène internationale en raison des liens que ce parti entretient traditionnellement avec l’Iran et la Syrie, notamment depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011. Ainsi, les Etats-Unis et la plupart des Etats occidentaux considèrent le Hezbollah comme une organisation terroriste, ont instauré en conséquence un régime de sanctions contre ce dernier et handicapent ainsi une partie de l’économie libanaise qui se voit suspectée de financement du terrorisme et donc traitée comme à haut risque.
En plus de l’impact économique, l’importance du Hezbollah dans le pays accroît les tensions géopolitiques avec le voisinage immédiat du Liban et ses alliés traditionnels et principaux partenaires économiques du Golfe. Ainsi, Israël mène des incursions récurrentes dans le Sud du pays pour affaiblit le Hezbollah, l’Arabie saoudite a retenu en otage le premier ministre libanais Saad Hariri en 2017 afin de le pousser à se débarrasser des ministres de son gouvernement rattachés à la milice chiite, ce qui avait conduit le Président Macron à se déplacer à Riyad afin de débloquer la situation. De même, fin octobre 2021, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite ont rappelé leurs ambassadeurs après des propos hostiles à la guerre au Yémen du ministre de l’information libanais.
Ayant été mêlés de près à la gestion du port de Beyrouth avant l’explosion d’août 2020, les principaux responsables politiques du Hezbollah sont également menacés par l’enquête judiciaire sur les causes de l’explosion, qui investigue sur la possibilité que le chargement de nitrate d'ammonium à l’origine de l'explosion ait été initialement destiné au régime syrien de Bachar el-Assad. C’est la raison pour laquelle le Hezbollah tente par tous les moyens de bloquer l’avancée de cette enquête, par exemple en organisant de nombreuses manifestations afin de dénoncer la “partialité” des différents juges qui se sont succédé à la tête de l’enquête. C’est une de ces manifestations à Beyrouth qui a dégénéré le 14 octobre dernier et a vu des affrontements armés avec des milices chrétiennes.
Ainsi, tant que le Hezbollah dominera le Liban, la situation politique et géopolitique ne pourra s’améliorer et le pays aura d’importantes difficultés à sortir de l’ornière dans laquelle il se trouve.
1.2 La dégringolade économique que connaît le pays depuis deux ans l’a conduit au bord de l’effondrement
En plus de la situation politique complexe dans laquelle se trouve le Liban en raison de la présence du Hezbollah sur son sol, le pays est en proie à une importante crise économique depuis 2019, qui a conduit le PIB global du pays à baisser de plus de 30% en trois années. La récession conjoncturelle de 2018 s’est renforcée d’une crise de confiance des Libanais dans leur système financier et leur monnaie, la livre libanaise, conduisant à la croissance fulgurante d’un marché parallèle monétaire où le cours de la monnaie était dix fois inférieur à celui officiel. De plus, face à l’ampleur de la crise, les banques ont instauré un système de contrôle de facto des capitaux fin 2019 qui empêche leurs clients d’accéder aux devises étrangères et restreint les capacités de retrait en livre libanaise.
Cette dégradation importante des conditions économiques a également entraîné d’importantes manifestations contestataires à l’encontre du système politique et bancaire libanais dès octobre 2019, un mouvement influencé par le Hirak algérien ayant lieu à la même période. Comme dans un cercle vicieux, ce blocage partiel de l’économie a continué à dégrader la situation économique. La survenance de la pandémie de coronavirus qui a paralysé l’économie mondiale, ainsi que l'explosion du port de Beyrouth par où transitaient la majorité du commerce extérieur du Liban n’ont pu que renforcer cette situation délicate.
Ainsi, la crise a engendré la plus importante vague d’émigration qu’a connue le pays depuis la guerre civile ainsi qu’une augmentation considérable du taux de pauvreté, de 20 à 70 % de la population en trois ans. Ces évolutions rendent les perspectives de sortie de la crise économique encore plus illusoires, dans un pays où les plus riches et les plus instruits sont partis et où ne restent majoritairement que des populations appauvries et généralement moins formées.
2. Derrière ces apparences, c’est bien le système confessionnel libanais qui est la principale raison de ce déséquilibre et qui doit être réformé
1.1 Les retombées néfastes du système confessionnel libanais
Les causes de la crise multiforme que traverse actuellement le Liban peuvent être cherchées dans le rôle que joue telle ou telle faction, dans le secteur bancaire libanais, mais c’est bien dans le système politique du pays que réside la source de la domination du Hezbollah et du manque de confiance profond dans le système que la population éprouve.
En effet, le système politique libanais initié par la puissance mandataire française dans les années 1920 repose sur une base confessionnelle qui répartit l’ensemble des postes d’importance entre les différentes minorités religieuses présentes au Liban. Si ce fonctionnement était initialement informel en-deçà des principaux postes à responsabilité, il a fait l’objet d’une application de plus en plus rigoureuse au gré des ans et s’est étendu à l’ensemble des strates politiques et administratives du pays. Ainsi, par exemple, la tête des pouvoirs exécutif et législatif repose sur la hiérarchie confessionnelle suivante: le président est chrétien maronite, le premier ministre est musulman sunnite et le président du parlement est musulman chiite. De même, au sein du gouvernement, un équilibre doit être préservé entre les ministres chrétiens et musulmans.
Ce fonctionnement, supposé protéger les droits de l’ensemble des minorités dans un pays multiconfessionnel, a donné lieu à l’instauration d’un vaste système clientéliste d’envergure nationale où les partis sont guidés par la seule volonté de redistribuer à leur base électorale prédéterminée par leur religion les ressources qu’ils obtiennent au niveau national. L’exemple du système social instauré par le Hezbollah est ici particulièrement intéressant, puisque ce dernier a créé ses propres hôpitaux et écoles afin de soigner et d’éduquer l’électorat chiite au lieu de tâcher de redresser le système public. Ainsi, plutôt que d’investir dans les infrastructures nationales, le confessionnalisme pousse les décideurs politiques à agir uniquement au niveau de leur base politique confessionnelle.
Une des conséquences de ce clientélisme est une corruption considérable, visible par la 149e place sur 180 pays qu’occupe le Liban dans le classement 2020 de perception de la corruption élaboré par Transparency International, ainsi qu’un manque de confiance criant des Libanais dans leurs dirigeants. Mais la politique libanaise en pâtit aussi, avec un blocage complet des rouages institutionnels par des personnalités politiques inamovibles, qui s’est notamment manifesté par l’absence de formation du gouvernement d’août 2020 à septembre 2021 ou bien par l’impossibilité de mettre sur pied un gouvernement réformateur qui puisse revenir sur le système confessionnel. Si le système confessionnel libanais était à l’origine pensé comme une solution à l’oppression des minorités religieuses, sa présence est aujourd’hui à l’origine des principaux maux du Liban.
3. Pour remonter la pente, une seule solution : refondre le système confessionnel en un système plus laïc
Aujourd’hui, la seule possibilité d’une amélioration de la situation du Liban passe par une réforme en profondeur du système politique confessionnel. On voit ainsi fleurir depuis 2019 un nombre important de revendications prônant l’instauration d’un système politique laïc, notamment au sein de la jeunesse. Si un tel système doit un jour être créé, il ne peut pas simplement prendre exemple sur ce qui est en place dans d’autres pays comme la France et en s’extrayant totalement des spécificités du contexte libanais. Le système confessionnel actuel ne peut pas être entièrement démonté du jour au lendemain et une période de transition de plusieurs années est indispensable pour prendre le temps d’atténuer les peurs des différentes sensibilités religieuses du pays. Pour avancer, l’ensemble des Libanais qui protestent aujourd’hui doivent fédérer leurs causes et se concentrer sur la seule refonte des institutions libanaises comme préalable au redressement du pays.
Il faut également prendre en compte les réactions négatives que cette évolution entraînera auprès des dirigeants en place, aussi bien au sein du Hezbollah que des partis chrétiens comme le Courant patriotique libre du Président Michel Aoun. Pour surmonter cette opposition, le soutien de la communauté internationale, déjà existant, doit être renforcé par des mesures de sanctions internationales ciblées sur les principaux dirigeants qui s’opposent encore à l’évolution du système politique ainsi que par des messages clairs passés par les principaux parrains régionaux que sont l’Iran, l’Arabie saoudite et la France. C’est ce que le Président Macron essaie de faire depuis 2020, mais il se heurte à l’inertie de la classe politique libanaise et à l’opposition de certains Etats parrains comme l’Iran. La question du Liban s’inscrit ainsi dans celle plus large des rapports de force à l’échelle régional et doit être prioritairement intégrée dans les négociations qui ont actuellement lieu sur le nucléaire iranien.
Si un Etat entièrement laïc ne peut voir le jour, il faut au moins renforcer le pouvoir qui est attribué aux institutions laïques placées au-dessus des querelles confessionnelles. C’est traditionnellement le rôle de l’armée libanaise, qui s’est toujours interposée lors des heurts comme en octobre dernier mais, au-delà de cette dernière, le pays manque crucialement de forces neutres. L’école et l’administration étant aujourd’hui entre les mains du système confessionnel, une des priorités nationales est de mettre en place et de renforcer les institutions intermédiaires. Par exemple, les milices du Hezbollah sont aujourd’hui plus puissantes que l’armée nationale, ce qui discrédite grandement cette dernière. Une des priorités du gouvernement actuel de Najib Mikati, supposément d’union nationale après la catastrophe du port de Beyrouth, doit être le renforcement de cette institution afin de prémunir la répétition d’accrochements armés.
En conclusion, ne nous trompons plus sur la véritable cause de la crise généralisée au Liban: c’est bien sur fonctionnement sur une base confessionnelle qui est la source de ses principaux maux, qui l’empêche de se réformer et de surmonter les difficultés conjoncturelles. Seule la refonte du système politique global permettra au pays de remonter la pente, de profiter de ses avantages indéniables et de la richesse de sa diaspora. Si cette réforme est aujourd’hui bloquée par les pouvoirs constitués au Liban, elle doit demeurer le principal objectif des Libanais, des amis du Liban ainsi que de l’ensemble de la communauté internationale. L’État laïc ne pourra sortir de son statut d’utopie qu’à ces conditions.