Compte-rendu - Orion 2022 - Tech et Digital avec Jean-Louis GERGORIN

Le jeudi 9 décembre 2021, les membres du Cercle Orion ont eu l’honneur d’avoir comme invité Jean-Louis Gergorin, ancien vice-président chargé de la stratégie chez EADS et conseiller auprès de l’ancien président d’Airbus Tom Enders. La discussion s’est engagée à partir d’un constat simple : bien que révolutionnaire, le numérique ne se substituera pas à l’industrie, de même qu’il est important de n’omettre aucun aspect négatif de ce dernier, tout particulièrement compte tenu des cyberguerres qui s’y déroulent (ce qui inclue les guerres informationnelles). Une séance d’échange très riche de savoirs et d’expériences. De même, les séances de questions et réponses ont enrichi les opinions de chacun et surtout permis de doter le Cercle de nouvelles orientations pour la continuité instaurée par son rapport-programme sur la Tech et Digital.

Dans un premier temps fut ainsi évoqué la question de l’importance du numérique dans l’industrie, et non la substitution de cette dernière par le numérique, une vision d’inspiration américaine que les États-Unis remettent en cause et que l’Allemagne aujourd’hui a comprise en remettant au centre de ses industries et processus industriel le numérique. Cela conforte l’avis du Cercle : en parallèle de programmes d’investissement importants dans le numérique - domaine appelé à atteindre l’ensemble des domaines et dont les conséquences sont déjà de multiples ordres (économiques, sociales voire politiques –, il soutient le programme de réindustrialisation considérant qu’il ne peut pas y avoir en France d’économie forte et une croissance durable sans capacité industrielle suffisante. Se basant sur son expérience, Monsieur Gergorin, dans sa mission d’anticipation des disruptions au sein d’EADS, prend notamment l’exemple de Boeing qui a su garder une longueur d’avance en intégrant tôt le numérique dans les phases de conception notamment. Le numérique est essentiel pour autant dans l’industrie aujourd’hui et nul ne peut envisager de séparer la manufacture de la conception, cela fut l’une des plus graves erreurs commises, le rappelle Monsieur Gergorin. 

En ce qui concerne la fracture numérique, un consensus s’est également créé autour de la nécessité de résoudre la fracture numérique dont on rappelle qu’elle a été l’une des causes du mouvement des Gilets jaunes, ce qui demeure au cœur du projet porté par l’écosystème.

La discussion s’est ensuite tournée sur les évolutions technologiques au sein même du numérique, en particulier ce qui touche à la blockchain et aux crypto-monnaies. Un message de prudence est adressé aux membres à cet égard. Tout comme l’Internet, les concepteurs de ces réseaux ont de prime abord une conception idéalisée, éloignée des usages néfastes qui peuvent en être faits. Notamment, en économie monétaire pour ce qui est des crypto-monnaies, il est dit que les mauvaises monnaies chassent les bonnes. Le Cercle Orion se fera fort d’intégrer les composantes néfastes de cette technologie (que ce soit en matière monétaire mais également environnementale) dans son étude de la technologie, de même que la prise en cause des effets négatifs des technologies du numérique représentera un axe majeur exploré dans le cadre des prochains travaux.

En effet, considérer le numérique c’est également considérer ses aspects sombres pour mieux les combattre. Le numérique c’est également une source de vulnérabilité d’une part par l’espionnage qui peut être réalisé. Un historique des pays les plus avancés dans l’espionnage a été fait (il s’agit de l’URSS, de la Russie désormais, de la Chine et d’Israël qui ont rapidement saisi tout l’enjeu de maîtriser cette mémoire. Aux États-Unis, l’Internet a même été conçue dès le départ comme un moyen permettant de poursuivre la prédominance économique du pays pour remplacer la puissance militaire. Cet internet est source d’informations mais plus d’information ne signifie pas nécessairement plus de contrôle ; une erreur des renseignements américains a été de cumuler toute l’information disponible mais l’information seule n’est pas nécessairement utile. L’exemple de la RDA est éloquent en ce qu’elle connaissait toutes les tractations diplomatiques entre la RFA et la Hongrie sans nécessairement pouvoir intervenir ; elle suivait sa mort en temps réel dans une attitude de passivité. En revanche, la Russie a su immédiatement dès 2011 et les manifestations contre son président identifier et contrôler l’Internet de même que la première chose qu’a faite Xi Jinping en arrivant au pouvoir a été d’organiser les Assises du numérique, craignant la perte du contrôle de l’élite par ce monde numérique vu comme une menace au régime communiste.

En outre, considérer les travers de l’Internet requiert également de s’interroger sur les menaces véhiculées par cet espace. Rappelant la doctrine Guérassimov selon laquelle le moment décisif d’un conflit se situe avant l’ouverture des hostilités, Jean-Louis Gergorin pose le constat d’une Europe qui n’est plus désireuse de conduire la guerre mais agit par l’intermédiaire de sanctions économiques de rétorsion à son détriment et une telle erreur d’appréciation se reproduit à travers la question du numérique. Sur la question de la cyberdéfense, Jean-Louis Gergorin la dénonce. En effet, s’appuyant sur la doctrine allemande en matière de cyberdéfense, laquelle souhaitant qu’il n’y ait pas d’action défensive sans action offensive au préalable, il dénonce cet égarement au regard de l’avantage stratégique que tous les États ont à attaquer les premiers (ce faisant, l’Allemagne renforce donne plus d’incitations à ses attaquants de la cibler).

Il note d’ailleurs que les armes utilisées diffèrent par rapport aux conceptions traditionnelles des armements : il est désormais possible pour des attaquants d’installer des « implants » dans des systèmes d’infrastructures vitales puis de les activer à leur guise pour désarmer celles-ci. Enfin, Monsieur Gergorin a évoqué la multiplicité des attaques qui se déroulent dans le cyberespace, en soulignant la spécificité des attaques telles que les ransomwares dont les finalités sont de paralyser des infrastructures en demandant une rançon aux organisations étatiques et dont les services ont tendu à constituer un véritable marché. Il regrette enfin l’absence de coordinateur national pour les questions cyber, malgré ce qui existe en Russie notamment où il existe un coordinateur des renseignements et un autre dédié à ces questions.

Enfin, un aspect souvent omis en évoquant le cyberespace concerne la guerre informationnelle qui est une composante essentielle des conflits numériques actuellement. Il relève que le dernier « Waterloo » numérique s’est produit au Mali où des équipes russophones ont propagé et créé des réseaux de propagation de fausses informations visant à décrédibiliser et délégitimer l’action de l’armée française sur le terrain. Cette composante est essentielle et doit être intégrée dans la politique de cyberdéfense. Une erreur faite par les autres armées mais que la France a su désormais intégrer de manière judicieuse en la mettant en avant dans sa communication, sans se cacher.

Un autre point fut également traité par l’invité et les participants, celui sur la protection des données. Tout en reconnaissant les bénéfices du RGPD en Europe, une nuance est apportée : une telle réglementation est difficilement applicable pour les TPE / PME tandis que les GAFAM, initialement visées, sont plus équipés juridiquement pour pouvoir exploiter les failles du règlement. Surtout, des disparités intra-européennes existent quant à l’application du règlement : tandis que la CNIL française a adopté une position rigoriste, son homologue en Irlande où sont situées en Europe la plupart de ces compagnies, a choisi une approche plus laxiste (notamment du fait de son modèle économique qui repose sur cette ressource), empêchant des poursuites effectives contre ces sociétés par ailleurs. Une réflexion de fond peut enfin être menée quant à la finalité de la lutte contre les traitements de données personnalisées : ne sont-elles pas pertinentes et légitimes afin de répondre aux besoins des consommateurs ?

Pour terminer, la question du financement des recherches et de promotion de l’innovation, et particulièrement dans le domaine de la défense, fut soulevée. Un paradoxe européen est souligné, malgré des fonds dans ce domaines plus conséquents que ceux accordés par la DARPA aux États-Unis par exemple, l’innovation n’en est pour autant pas aussi efficacement stimulée, illustrant les difficultés structurelles qui affectent la coopération européenne (comme l’absence d’unité dans les orientations stratégiques et les volontés divergentes des États-membres) malgré des instruments potentiellement performants. Jean-Louis Gergorin donne ainsi l’exemple de cette agence américaine, laquelle avait investi sous Obama et Trump dans un programme nommé 3P pour Pandemy Prevention Program qui avait permis de développer des moyens de 1) séquencer rapidement les virus et concevoir très rapidement après le déclenchement de la diffusion des vaccins et traitements.

Enrichi de toutes ces idées et expériences, le Cercle Orion remercie Monsieur Jean-Louis Gergorin pour avoir été l’invité du Cercle le temps de cette soirée et, sur ce, la séance s’achève.

Quelques éléments essentiels :

-        Une politique en faveur de l’innovation à mieux structurer en Europe mais problématiques structurelles à l’Union (Commissaire européen relativement impuissant vis-à-vis des considérations nationales qui le forcent à faire des compromis),

-        Éviter que les marchés publics ne soient accaparés par les grosses entreprises, s’assurer d’une redirection des fonds vers les TPE / PME,

-        La prise en compte du numérique doit également passer par la considération de ses utilisations néfastes,

-        La question de la cyberdéfense ne peut aller sans réflexion sur la cyber-attaque (l’attaque vaut mieux que la défense ; nous ne sommes pas aujourd’hui capables de positionner des implants alors que nos ennemis le font),

-        Sujet de la guerre informationnelle à ne pas éluder,

-        Les attaquants se sont professionnalisés et requièrent des moyens supplémentaires (notamment au niveau de la coordination des renseignements, propose un poste de coordinateur des renseignements),

-        Le numérique doit s’intégrer dans l’industrie (plan industriel en Allemagne : industrie 4.0).